GRUYÈRE AOC du Gruyère français

La zone mise à l’enquête

Où sera produit le Gruyère AOC français? Où sera-t-il affiné? Des questions qui trouvent leur réponse dans le projet déposé auprès de l’Institut national des Appellations d’origine contrôlée. Exclue, la race holstein ne participera pas à la fabrication des quelque 3000 tonnes de Gruyère hexagonal.

Le projet français retient 567 communes pour la production de lait et plus de 3000 pour le conditionnement et l’affinage

Le dossier français d’AOC du Gruyère a franchi une nouvelle étape: le projet de délimitation de l’aire de production a été mis à l’enquête publique.
La commission d’experts chargée de ce dossier a retenu une zone de production laitière et de transformation fromagère qui s’étend sur 567 communes dans trois secteurs: le Nord du département de la Haute-Saône (233 communes), le centre du Doubs (59 communes), ainsi que le Sud des Savoie (152 communes en Savoie, 119 en Haute-Savoie et quatre dans l’Ain).
Quant à la zone d’affinage et de conditionnement, elle est beaucoup plus large, puisqu’elle s’étend sur 12 départements, de la Haute-Marne à l’Isère, soit plus de 3000 communes. «Cette zone contribue à affirmer l’origine et l’identité commune de ces trois noyaux et assure parfaitement la continuité avec l’aire définie par la Suisse», indique le rapport.
Cinq critères ont été retenus pour aboutir à cette délimitation de la zone de production. Il fallait d’abord être inclus «dans la zone d’extension maximale de production traditionnelle des fromages à pâte pressée cuite de l’Est-Central». Ce qui correspond à l’aire finalement délimitée pour l’affinage. Les régions devaient aussi présenter des fermes laitières spécialisées, reposant sur une production à base de prairies naturelles: en raison de sa pratique de l’ensilage, la partie sud de la Haute-Saône a par exemple été exclue de la zone. Quant aux troupeaux laitiers, ils sont majoritairement constitués de vaches de races locales traditionnelles (lire ci-contre).

Depuis vingt ans
Pour faire partie de la zone, les secteurs devaient encore produire depuis une vingtaine d’années des fromages à pâte pressée cuite dénommés Gruyère. La pluviométrie annuelle doit en outre être supérieure à 900 millimètres, ce qui a exclu une région trop sèche des Hautes-Alpes. La constitution des sols (ils doivent être calcaires) entrait aussi en ligne de compte. Enfin, les communes enclavées et limitrophes ont été intégrées à la zone.
Sur la base des chiffres 2002, 20 fromageries devraient totaliser 2919 tonnes de Gruyère AOC français: 1173 tonnes proviendront de Savoie (9 ateliers), 1069 de Haute-Saône (5), 507 de Haute-Savoie (3) et 170 du Doubs (3), qui en produit actuellement plus de 1000. A noter qu’en 2002, un total de 4200 tonnes (30 fromageries) ont été produites, soit deux fois plus que six ans auparavant. Marginales, les productions de Gruyère dans le territoire de Belfort, le Jura et les Hautes-Alpes seront abandonnées.
La commission d’enquête relève en outre qu’il était «souhaitable, afin d’éviter les confusions, de limiter le plus possible les superpositions entre des zones de production d’AOC». Reste que dans le projet actuel, 63 communes sur les 567 font aussi partie de la zone AOC Abondance, 59 de l’AOC Comté et une de l’AOC Beaufort.
Ce dossier de l’AOC française du Gruyère a été lancé en 2000, mais la procédure a été entamée en 2002, après l’obtention, en 2001, d’une AOC pour le Gruyère suisse. L’enquête publique court jusqu’au 16 mars et l’AOC française pourrait devenir réalité en 2006.
«On ne peut pas reprocher à ce dossier de n’avoir pas été fait avec sérieux», se félicite Philippe Bardet, directeur de l’Interprofession du Gruyère (IPG). «Le rapport est vraiment fouillé et ne repose pas sur des considérations politiques… comme on a pu le voir dans le dossier suisse!»
Si l’IPG se montre satisfaite, elle reste pourtant sur ses gardes jusqu’au terme de la mise à l’enquête. Histoire de voir sur quelles modifications pourraient déboucher les oppositions qui ne manqueront pas d’être déposées: «Il ne faudrait pas que ça dérape, que la zone de production double par exemple.»
Quant au produit à proprement parler, il différera du Gruyère helvétique. «Il sera un peu plus haut et un peu plus gros», précise Philippe Bardet. Fabriqué en meules de 53 à 63 cm de diamètre – et haut de 13 à 16 cm – le Gruyère français présentera des trous.

Le texte de Lucien de Samosate

L’histoire n’est pas une science exacte. Selon qu’on se trouve de ce côté de la frontière du Jura ou de l’autre, l’approche est légèrement différente… Comme lorsqu’il s’agit de définir le berceau d’origine du fromage. En version hexagonale, cela donne: «Les zones de production du Gruyère au cours des âges ont toujours été situées dans un ensemble comprenant le massif jurassien au sens large ainsi que les Alpes et les Préalpes du Nord. Il s’agit d’une zone internationale comprenant une partie du territoire français, une partie du territoire suisse, Etats dont les frontières ont changé au fil des siècles.»
Depuis le XIXe siècle, le Gruyère a engendré quelques fritures sur la ligne des relations commerciales entre la Suisse et la France. A la Suisse qui revendiquait le monopole de l’utilisation du terme «Gruyère», les Français opposaient une pratique fromagère, probablement héritée de l’émigration helvétique au XVIIIe. Ces fromagers ont progressivement implanté un savoir-faire en Franche-Comté et dans les Alpes du Nord, fabriquant des Gruyère de Comté, des Gruyère de Beaufort ou des Gruyère du Jura. Le paradoxe veut que ces Comté et ces Beaufort seront parmi les premiers fromages de l’Hexagone à obtenir une Appellation d’origine contrôlée.

Une seule AOC
Le conflit connaît un semblant de résolution dans les années 1930, lorsque les deux pays signent une convention qui détermine une origine franco-suisse au Gruyère. L’accord sera reconfirmé en 1952 à Stresa puis en 1972. Dans le document qui accompagne le projet de délimitation de l’AOC Gruyère, l’historien Michel Vernus dresse un vaste panorama de l’évolution du Gruyère français, du XVIIe siècle jusqu’au tournant des années 2000, lorsque la demande d’AOC est réactivée. Depuis 1999, de multiples rencontres ont eu lieu entre les membres de l’Interprofession du Gruyère helvétique – lequel obtient son AOC en juillet 2001 – et le Comité interprofessionnel du Gruyère français. Le 10 février 2004, les deux comités décident d’entreprendre des démarches pour aboutir à la reconnaissance d’une AOC transfrontalière franco-suisse.
Avec la mise à l’enquête, le 15 janvier dernier, de la délimitation de l’aire de production du Gruyère français, c’est une nouvelle étape qui s’ouvre. Elle concerne quelque 4200 tonnes fabriquées actuellement au sein de 31 «ateliers».

 

La holstein privée d’AOC

Les vaches de race holstein sont exclues du projet français de Gruyère AOC. Ce qui n’est pas vraiment une surprise: dans l’Hexagone, les fromages certifiés sont généralement produits avec le lait de races locales. Salers pour le Salers, vosgienne pour le Munster, simmental française ou brune pour l’Epoisses, tarine ou abondance pour le Beaufort, montbéliarde ou simmental française pour le Comté…
«C’est une question politique», soupire Dominique Savary, président de la Fédération suisse d’élevage holstein (FSEH). «Les Français veulent préserver leurs races locales, car ils se rendent compte de la progression de la holstein, qui compose aujourd’hui près de 70% de leur cheptel», explique-t-il. Et comme ce dernier tend à se réduire, les petites races en font les frais. «Mais ce n’est pas le problème du producteur de lait, qui a besoin d’un animal adapté à ce qu’on lui demande: produire du lait. Et là, la holstein est la meilleure!»
Pour lui, l’AOC n’est pas une solution pour le maintien des races locales. «Que l’on veuille les protéger, on peut le comprendre. Mais là, c’est complètement artificiel. Mieux vaudrait offrir une prime à ceux qui veulent élever ces races. Car le producteur de lait choisit celle qui lui laissera le plus dans le porte-monnaie à la fin de l’année!»
Et du point de vue économique, il n’y a rien à mettre devant «l’usine à lait» qu’est la holstein.«C’est de la discrimination pure et simple», tonne pour sa part le directeur de la FSEH. «Jusqu’à preuve du contraire, il n’y a pas un lait qui se transforme mieux en fromage qu’un autre», poursuit Pascal Monteleone. La réalité helvétique est là pour lui donner raison.
De ce côté-ci de la frontière, justement, il serait tout simplement impensable d’exclure la holstein: «La Suisse ne fabriquerait plus de Gruyère AOC», estime Dominique Savary.

 

PB-EB-PP
22 février 2005

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