MAGAZINE
Notre-Dame
de Lausanne et sa descendance
Un
gothique de style romand
Cinq
évêchés, des couvents et des villes, de petits seigneurs,
de puissants voisins, un pays de passage et un carrefour dinfluences
artistiques: la Suisse romande a bien existé, au Moyen Age, larchitecture
sacrée en fait la preuve. Un chercheur alémanique, Stephan
Gasser, le prouve avec la récente publication dun imposant
ouvrage.
Stephan
Gasser sous les voûtes de la cathédrale Saint-Nicolas de
Fribourg, monument qui correspond à la fin du gothique rayonnant
en Suisse romande
Marcel
Grandjean sétait fâché tout rouge, voilà
quelques années, parce quà son avis les historiens
de lart alémaniques mettaient systématiquement à
lécart la Suisse romande et son patrimoine, «dont la
richesse et la variété sont encore presque totalement méconnues».
Le maître gruérien de lhistoire monumentale devrait
pouvoir réviser son jugement avec la parution du livre de Stephan
Gasser sur le gothique chez les Welsches entre les XIIe et XIVe siècles.
objets
dadmiration
Lenquête de Gasser a porté sur lensemble
des constructions religieuses de la période considérée
(1170-1350), des cathédrales aux chapelles en passant par les églises
conventuelles ou paroissiales, sans négliger les sanctuaires «invisibles»,
ceux qui nexistent plus aujourdhui que dans les livres ou
dans les documents darchives, ou à létat de
vestiges archéologiques. Il a construit un catalogue exhaustif
de 50 objets, dont cinq se trouvent en ville de Fribourg et neuf sur le
territoire du canton.
Pourquoi trouve-t-on si peu de témoins dans le Sud fribourgeois
(la Fille-Dieu et la collégiale de Romont), et pas un seul dans
la Gruyère?
Stephan Gasser. Dabord parce que les grandes églises
du XIIIe siècle se construisent principalement dans les villes.
Regardez la carte: ou bien les monuments gothiques
correspondent à des cités importantes (Lausanne, Genève,
Fribourg, Sion, Neuchâtel, etc.), ou bien ce ne sont pas des monuments
très imposants. Une autre raison, cest que beaucoup de monuments
médiévaux ont été reconstruits, ou carrément
remplacés, à la Contre-Réforme. Enfin, parmi les
monuments élevés dans la période étudiée,
je nai tenu compte que des édifices proprement gothiques,
alors que lon continuait ici ou là, surtout dans les villages,
à construire dans un style roman.
Précisément: à quoi correspond la période
1170-1350 dans lhistoire de larchitecture gothique? Et comment
avez-vous fixé ces bornes?
Le point de départ, cest la construction de la cathédrale
de Lausanne. Le point darrivée correspond en gros à
la fin du gothique dit rayonnant, à Saint-Nicolas de Fribourg par
exemple. Voilà mes repères régionaux. Sur un plan
général, on peut évidemment parler de hochgotisch
pour désigner ce long XIIIe siècle, étant bien entendu
que cela nimplique aucun jugement de valeur négatif sur ce
qui précède ou ce qui suit. Personne ne songe plus à
considérer les grandes cathédrales comme le sommet indépassable,
ni le gothique flamboyant du XVe siècle comme une dégénérescence!
Notre-Dame de Lausanne apparaît, dans votre livre, comme le modèle
fondateur et la suprême référence du gothique en Suisse
romande. A quoi cela tient-il?
Les sources ne disent pas pourquoi le chapitre lausannois est allé
chercher fort loin, jusque dans le monde anglo-normand semble-t-il, des
maîtres duvre pour cette église. Le fait est
quil a voulu faire quelque chose de neuf, dinconnu dans la
région, et quil y a parfaitement réussi. A mon avis,
quand cette formidable cathédrale a jailli, dans un site exceptionnel,
elle a dû produire un effet esthétique si puissant que son
rayonnement sest pour ainsi dire imposé de lui-même.
Jajouterai un argument plus objectif: au cur du pays romand,
qui est un pays de passage, Lausanne commande un carrefour routier de
grande importance au Moyen Age. Si cela permet de recevoir des influences
variées, cela permet aussi den exercer vers lextérieur.
Linfluence du modèle lausannois passe par des réseaux
personnels, dites-vous. Lesquels?
Il y a dabord les filières ecclésiastiques. Quand
un chanoine de Lausanne devient évêque à Genève,
ou à Sion, il y impose tout naturellement la référence
à son sanctuaire «dorigine». Mais on peut voir
aussi du côté des constructeurs. La qualité architecturale
et certaines caractéristiques de style de la cathédrale
de Genève, par exemple, me font penser que les maîtres duvre
lausannois y ont travaillé, pour édifier dans leur manière
gothique les parties hautes. Inversement, certaines maladresses montrent
que les constructeurs de Valère nétaient pas habitués
à travailler dans ce style, même sils sappliquent
à reprendre le modèle lausannois.
Jusquoù sexerce le rayonnement architectural de Lausanne?
Il ne dépasse pas la région romande. Il sarrête
aux barrières naturelles du Jura et des Alpes, et à la frontière
linguistique avec lallemand. Les exceptions sont minimes: je citerai
seulement Abondance et Besançon. Mais dans cet espace romand, linfluence
lausannoise franchit aisément les limites des juridictions épiscopales,
elle atteint aussi bien Genève que le Jura ou le Valais. Le système
français dune «architecture diocésaine»
ne fonctionne pas ici.
Mais, hors de lespace romand, linfluence de Lausanne sest-elle
heurtée à dautres modèles plus forts?
Je pense que oui. Lausanne apparaît, vers 1170, comme une sorte
de météorite tombée du ciel. Hors de la zone «native»
du gothique, cest-à-dire lIle-de-France et la Picardie,
avec le monde anglo-normand, il nexiste alors nulle part dédifice
semblable. Mais il ne faut pas chercher à établir des filiations
de manière trop mécanique, et univoque. On trouve en Bourgogne
des motifs architecturaux présents à Lausanne, mais totalement
inconnus en Ile-de-France. Pour autant, cela ne signifie pas une influence
lausannoise. Certains phénomènes se produisent, pour ainsi
dire, en parallèle. Et chacune des régions voisines susceptibles
dêtre influencées par la nôtre, comme la Bourgogne
ou la région lyonnaise-rhodanienne, dispose déglises
clefs qui ont joué, dans leur rayon, le même rôle inspirateur
que Lausanne dans le bassin romand.
Que dire de linfluence allemande sur le gothique romand?
Elle est indéniable, et liée pour lessentiel
aux ordres mendiants qui simplantent au XIIIe siècle: dominicains,
franciscains, augustins, dont les couvents romands sont fondés
et contrôlés par des frères des provinces germaniques,
de la région rhénane en particulier, Alsace, pays de Bâle
et région zurichoise. Cette influence est manifeste en ville de
Fribourg. Mais, encore une fois, ne tombons pas dans le schématisme.
Léglise franciscaine de Lausanne, cest-à-dire
Saint-François, reprend les formes dune église de
Lutry qui, elle, se rattachait à une typologie de lIle-de-France.
Encore un modèle venu de très loin
Stephan
Gasser, Die Kathedralen von Lausanne und Genf und ihre Nachfolge. Früh-
und hochgotische Architektur in der Westschweiz (1170-1350), Ed. W. de
Gruyter, coll. Scrinium Friburgense 17
Un
jazzman à Saint-Nicolas
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De
son premier métier, Stephan Gasser était musicien,
exactement: saxophoniste de jazz. Ce Haut-Valaisan qui habite
Berne travaille aujourdhui comme assistant en histoire de
lart médiéval à lUniversité
de Fribourg (professeur Kurmann).
Le livre quil vient de publier sur les sanctuaires gothiques
de Suisse romande est sa thèse de doctorat. Pour son mémoire
de licence, Gasser avait étudié le portail sud de
la cathédrale Saint-Nicolas, celui quon appelle «portail
des mariages» et qui sortira peut-être au cours des
prochains siècles, ou quand le pont de la Poya sera construit,
du coffrage protégeant les travaux de sa restauration.
Mais on nattendra pas si longtemps pour retrouver le nom
de Stephan Gasser au sommaire dun livre sur la cathédrale
de Fribourg, qui se prépare actuellement sous la direction
de Peter Kurmann.
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