MAGAZINE Afghanistan

Dans une ère nouvelle

Le 18 septembre, jour des élections générales, l'Afghanistan est entré dans une nouvelle phase de son histoire. Après l'ouverture des années 1960-1970, ce fut la violente période «soviétique» (1979-1992) puis la prise du pouvoir par les Talibans (1992-2001). Lorsque s'engage, en décembre 2001, le «processus de Bonn», Hamid Karzaï devient l'acteur central de la communauté internationale.


Malgré l’arrivée du président Hamid Karzaï, l’Afghanistan est encore loin d’être sécurisé

 

Pour l’Afghanistan, les trois différentes étapes engagées en décembre 2001 lors du «processus de Bonn» se sont achevées ces jours. En juin 2002 s'est tenue la grande assemblée tribale (Loya Jirga) d'où est issu le gouvernement de transition dirigé par Karzaï. En octobre 2004, lors de la première élection présidentielle de leur histoire, les Afghans ont choisi le même Hamid Karzaï comme président. Enfin, le 18 septembre 2005 se sont déroulées les élections du Parlement et des conseils provinciaux. Les électeurs devaient choisir, parmi 5800 candidats, les 249 personnes qui allaient siéger au Parlement. Les résultats finals ne seront connus que vers le 20 octobre, mais l'on sait déjà que des «seigneurs de la guerre» et des ex-Talibans siégeront à la chambre législative de Kaboul.
Après plus de vingt ans de guerre, le pays a parcouru en quatre ans un chemin impressionnant de démocratisation. Et il a fallu beaucoup d'énergie de la part des dirigeants, des Etats-Unis et de l'ONU pour maintenir le cap. L'OTAN a déployé une force multinationale de 25000 hommes. Un nouveau concept militaro-civil a été mis sur pied pour lutter localement contre les causes d'instabilité et apporter un soutien à la reconstruction. Dans les faits, ces équipes ont du mal à se mettre en place et se concentrent exclusivement sur les problèmes de sécurité. De son côté, le président Karzaï reconstruit l'armée afghane (ANA) avec l'aide des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne. Au plan civil, l'ONU agit à travers la MANUA (Mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan) qui compte 204 employés internationaux et 699 employés locaux.

Bush salue
Cette évolution réjouit grandement les autorités américaines. Elles voient dans la démocratisation de l'Afghanistan une illustration des bons résultats qu'engendre la politique internationale de l'administration Bush. En mars dernier, lors d'un voyage à Kaboul, Condoleezza Rice s'était félicitée du succès de ce processus démocratique. Le 6 octobre, le président Bush a salué le succès de l'alliance avec ses «partenaires afghans». Le président Karzaï, dans une interview au Figaro du 3 octobre, fait aussi preuve d'un grand optimisme: «L'Afghanistan est beaucoup plus stable qu'il ne l'était.»

Insécurité
Quand on a connu l'Afghanistan en guerre civile généralisée, on ne peut que se réjouir de cette évolution. Il n'est aussi que justice de reconnaître que la politique américaine est plus réussie à Kaboul qu'à Bagdad. Ceci dit, une analyse honnête se doit d'apporter des nuances à ces déclarations officielles.
En réalité, le pays est loin d'être sécurisé. Il y a des régions, comme la vallée de Pech, où ni les collaborateurs de la MANUA ni le CICR ne s'aventurent. En 2005, le nombre de morts dû aux violences armées est à ce jour d'au moins 650. L'armée américaine a perdu ces sept derniers mois 69 de ses hommes, la pire statistique enregistrée depuis le début de sa présence dans le pays. Kaboul même n'est pas épargné: le 10 juillet, deux roquettes sont tombées sur la ville.
Faire allégeance au président Karzaï peut coûter très cher. A Kandahar, dans l'est de la Province du Paktika et dans le Helmand, quatre mollahs ont été tués entre fin mai et juillet. Dans le sud, dix policiers ont trouvé la mort à la mi-juillet. L'ethnologue suisse Pierre Centlivres, spécialiste de l'Afghanistan, synthétise ainsi la situation sécuritaire: «Il subsiste plusieurs types d'insécurité. Celle provoquée par les petits groupes talibans ou liés à l'ancien chef de guerre Gulbudin Hekmatyar, qui cherchent à détruire le régime de Karzaï et à obtenir le départ des étrangers; celle engendrée par les conflits entre anciens chefs de guerre; enfin celle liée au trafic de drogue» (Le Temps du 24 septembre).

Questions pour l’avenir
Plusieurs facteurs vont conditionner et influencer l’avenir immédiat du pays. Premièrement, la diversité ethnique du peuple afghan. Parmi ses 28 millions d'habitants, 40% sont des Pachtounes, 30% des Tadjiks, 10% des Ouzbeks, 8,5% des Hazaras, 3,3% des Turkmènes, 1,7% des Baloutches. Entre elles, ces ethnies ont toujours connu des relations très conflictuelles, aggravées par des hostilités religieuses entre sunnites (80%) et chiites (20%).

Retour de Talibans
Le processus de pacification sera inévitablement dépendant de la capacité des autorités à intégrer des représentants de ces diverses ethnies dans la gouvernance globale. Or, le président a instauré un régime de nature néomonarchique. Cette stratégie correspond à une recentralisation du pouvoir et à une tentative de restaurer un Etat fortement mis à mal par les guerres successives. Cette centralisation devrait logiquement affaiblir les nouvelles élites politicomilitaires (commandants locaux) et politico-religieuses (les mollahs déracinés et radicalisés formés au Pakistan) nées de la guerre. Mécontentes de perdre du pouvoir, ces élites pourraient former des mouvements de résistance.
Par ailleurs, le président ne peut se permettre de perdre l'appui de son ethnie, celle des Pachtounes, traditionnellement dominante en Afghanistan. Mais pour cela, il doit composer avec les Talibans qui sont tous issus de cette ethnie. Certes, il a déjà fait un tri entre «bons» et «mauvais» Talibans et seuls les premiers trouvent grâce à ses yeux. D'une manière ou d'une autre, le résultat des élections signifiera le retour au pouvoir de certains Talibans.
Cette politique centralisatrice laissera aussi de côté une partie de la population et favorisera une récurrence du fait identitaire et du tribalisme qui limitera l'autorité de l'Etat central.
Deuxièmement, Karzaï a choisi de s'allier principalement aux Etats-Unis et à l'Union européenne. Cette alliance avec l'Occident, probablement incontournable car source de revenus (au total 6,3 milliards de dollars), est doublement problématique. D'une part, parce qu'il n'est pas certain que le nouveau Parlement l'approuvera. D'autre part, parce que les Etats-Unis mêlent constamment aide à la reconstruction du pays et politique de lutte antiterroriste, ce qui a déjà provoqué des attaques contre des populations civiles qui ne comprennent pas et se révoltent.
Toujours au plan international, la position du Pakistan va être déterminante: plus d'une fois déjà ses services secrets ont perturbé le processus de démocratisation, l'interférence la plus marquante ayant été l'appui donné au régime des Talibans.
Troisièmement, l'évolution économique aura un impact sur l'avenir immédiat des Afghans. Signe positif: la croissance économique en 2004 a été de 13%, même si les revenus gouvernementaux sont très bas (350 millions de dollars).

Poids de la contrebande
Le secteur de l'aide internationale est problématique, car les montants distribués passent pas l'intermédiaire des ONG. Le pouvoir central et les potentats locaux sont ainsi privés de leur capacité de redistribuer les richesses et donc d'une grande part de leur légitimité. En marge des largesses internationales, mais sept fois plus importantes, les sommes générées par la contrebande permettent à des adversaires du pouvoir central de consolider leur pouvoir local.
Quant au narcotrafic dont les revenus sont essentiels à la survie de certaines populations, l'ONU estime qu'il a diminué dans 26 des 34 Provinces, mais l'on ne connaît pas le taux de réduction. Pour être politiquement acceptables, ces réductions doivent être compensées par des programmes de productions agricoles alternatives. En 2004, la valeur des champs d'opium pour les paysans était évaluée à 600 millions de dollars et le montant affecté à des cultures alternatives a été de 380 millions. La différence reste de taille…
On le voit, le succès du processus de démocratisation et de pacification de l'Afghanistan va dépendre à la fois d'un supplément de sagesse politique des dirigeants afghans et d'une meilleure coordination de l'indispensable engagement international.


Paul Grossrieder
15 octobre 2005

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