Pour lAfghanistan,
les trois différentes étapes engagées en décembre
2001 lors du «processus de Bonn» se sont achevées
ces jours. En juin 2002 s'est tenue la grande assemblée tribale
(Loya Jirga) d'où est issu le gouvernement de transition dirigé
par Karzaï. En octobre 2004, lors de la première élection
présidentielle de leur histoire, les Afghans ont choisi le même
Hamid Karzaï comme président. Enfin, le 18 septembre 2005
se sont déroulées les élections du Parlement et
des conseils provinciaux. Les électeurs devaient choisir, parmi
5800 candidats, les 249 personnes qui allaient siéger au Parlement.
Les résultats finals ne seront connus que vers le 20 octobre,
mais l'on sait déjà que des «seigneurs de la guerre»
et des ex-Talibans siégeront à la chambre législative
de Kaboul.
Après plus de vingt ans de guerre, le pays a parcouru en quatre
ans un chemin impressionnant de démocratisation. Et il a fallu
beaucoup d'énergie de la part des dirigeants, des Etats-Unis
et de l'ONU pour maintenir le cap. L'OTAN a déployé une
force multinationale de 25000 hommes. Un nouveau concept militaro-civil
a été mis sur pied pour lutter localement contre les causes
d'instabilité et apporter un soutien à la reconstruction.
Dans les faits, ces équipes ont du mal à se mettre en
place et se concentrent exclusivement sur les problèmes de sécurité.
De son côté, le président Karzaï reconstruit
l'armée afghane (ANA) avec l'aide des Etats-Unis, de la France
et de la Grande-Bretagne. Au plan civil, l'ONU agit à travers
la MANUA (Mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan) qui
compte 204 employés internationaux et 699 employés locaux.
Bush salue
Cette évolution réjouit grandement les autorités
américaines. Elles voient dans la démocratisation de l'Afghanistan
une illustration des bons résultats qu'engendre la politique
internationale de l'administration Bush. En mars dernier, lors d'un
voyage à Kaboul, Condoleezza Rice s'était félicitée
du succès de ce processus démocratique. Le 6 octobre,
le président Bush a salué le succès de l'alliance
avec ses «partenaires afghans». Le président Karzaï,
dans une interview au Figaro du 3 octobre, fait aussi preuve d'un grand
optimisme: «L'Afghanistan est beaucoup plus stable qu'il ne l'était.»
Insécurité
Quand on a connu l'Afghanistan en guerre civile généralisée,
on ne peut que se réjouir de cette évolution. Il n'est
aussi que justice de reconnaître que la politique américaine
est plus réussie à Kaboul qu'à Bagdad. Ceci dit,
une analyse honnête se doit d'apporter des nuances à ces
déclarations officielles.
En réalité, le pays est loin d'être sécurisé.
Il y a des régions, comme la vallée de Pech, où
ni les collaborateurs de la MANUA ni le CICR ne s'aventurent. En 2005,
le nombre de morts dû aux violences armées est à
ce jour d'au moins 650. L'armée américaine a perdu ces
sept derniers mois 69 de ses hommes, la pire statistique enregistrée
depuis le début de sa présence dans le pays. Kaboul même
n'est pas épargné: le 10 juillet, deux roquettes sont
tombées sur la ville.
Faire allégeance au président Karzaï peut coûter
très cher. A Kandahar, dans l'est de la Province du Paktika et
dans le Helmand, quatre mollahs ont été tués entre
fin mai et juillet. Dans le sud, dix policiers ont trouvé la
mort à la mi-juillet. L'ethnologue suisse Pierre Centlivres,
spécialiste de l'Afghanistan, synthétise ainsi la situation
sécuritaire: «Il subsiste plusieurs types d'insécurité.
Celle provoquée par les petits groupes talibans ou liés
à l'ancien chef de guerre Gulbudin Hekmatyar, qui cherchent à
détruire le régime de Karzaï et à obtenir
le départ des étrangers; celle engendrée par les
conflits entre anciens chefs de guerre; enfin celle liée au trafic
de drogue» (Le Temps du 24 septembre).
Questions pour
lavenir
Plusieurs facteurs vont conditionner et influencer lavenir immédiat
du pays. Premièrement, la diversité ethnique du peuple
afghan. Parmi ses 28 millions d'habitants, 40% sont des Pachtounes,
30% des Tadjiks, 10% des Ouzbeks, 8,5% des Hazaras, 3,3% des Turkmènes,
1,7% des Baloutches. Entre elles, ces ethnies ont toujours connu des
relations très conflictuelles, aggravées par des hostilités
religieuses entre sunnites (80%) et chiites (20%).
Retour de Talibans
Le processus de pacification sera inévitablement dépendant
de la capacité des autorités à intégrer
des représentants de ces diverses ethnies dans la gouvernance
globale. Or, le président a instauré un régime
de nature néomonarchique. Cette stratégie correspond à
une recentralisation du pouvoir et à une tentative de restaurer
un Etat fortement mis à mal par les guerres successives. Cette
centralisation devrait logiquement affaiblir les nouvelles élites
politicomilitaires (commandants locaux) et politico-religieuses (les
mollahs déracinés et radicalisés formés
au Pakistan) nées de la guerre. Mécontentes de perdre
du pouvoir, ces élites pourraient former des mouvements de résistance.
Par ailleurs, le président ne peut se permettre de perdre l'appui
de son ethnie, celle des Pachtounes, traditionnellement dominante en
Afghanistan. Mais pour cela, il doit composer avec les Talibans qui
sont tous issus de cette ethnie. Certes, il a déjà fait
un tri entre «bons» et «mauvais» Talibans et
seuls les premiers trouvent grâce à ses yeux. D'une manière
ou d'une autre, le résultat des élections signifiera le
retour au pouvoir de certains Talibans.
Cette politique centralisatrice laissera aussi de côté
une partie de la population et favorisera une récurrence du fait
identitaire et du tribalisme qui limitera l'autorité de l'Etat
central.
Deuxièmement, Karzaï a choisi de s'allier principalement
aux Etats-Unis et à l'Union européenne. Cette alliance
avec l'Occident, probablement incontournable car source de revenus (au
total 6,3 milliards de dollars), est doublement problématique.
D'une part, parce qu'il n'est pas certain que le nouveau Parlement l'approuvera.
D'autre part, parce que les Etats-Unis mêlent constamment aide
à la reconstruction du pays et politique de lutte antiterroriste,
ce qui a déjà provoqué des attaques contre des
populations civiles qui ne comprennent pas et se révoltent.
Toujours au plan international, la position du Pakistan va être
déterminante: plus d'une fois déjà ses services
secrets ont perturbé le processus de démocratisation,
l'interférence la plus marquante ayant été l'appui
donné au régime des Talibans.
Troisièmement, l'évolution économique aura un impact
sur l'avenir immédiat des Afghans. Signe positif: la croissance
économique en 2004 a été de 13%, même si
les revenus gouvernementaux sont très bas (350 millions de dollars).
Poids de la contrebande
Le secteur de l'aide internationale est problématique, car les
montants distribués passent pas l'intermédiaire des ONG.
Le pouvoir central et les potentats locaux sont ainsi privés
de leur capacité de redistribuer les richesses et donc d'une
grande part de leur légitimité. En marge des largesses
internationales, mais sept fois plus importantes, les sommes générées
par la contrebande permettent à des adversaires du pouvoir central
de consolider leur pouvoir local.
Quant au narcotrafic dont les revenus sont essentiels à la survie
de certaines populations, l'ONU estime qu'il a diminué dans 26
des 34 Provinces, mais l'on ne connaît pas le taux de réduction.
Pour être politiquement acceptables, ces réductions doivent
être compensées par des programmes de productions agricoles
alternatives. En 2004, la valeur des champs d'opium pour les paysans
était évaluée à 600 millions de dollars
et le montant affecté à des cultures alternatives a été
de 380 millions. La différence reste de taille
On le voit, le succès du processus de démocratisation
et de pacification de l'Afghanistan va dépendre à la fois
d'un supplément de sagesse politique des dirigeants afghans et
d'une meilleure coordination de l'indispensable engagement international.
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