L'HEURE EST À
Paul-Henri Steinauer

Investir dans la recherche

Paul-Henri Steinauer laissera dès demain sa place de recteur de l’Université de Fribourg à Urs Altermatt. Il continuera à se consacrer au droit, sa discipline. Bilan de huit années avec ce Bullois d’origine qui évoque «une activité difficile, mais enrichissante».


Paul-Henri Steinauer: «La mission de l'université, fondamentalement, dans le domaine de la recherche, est d'en faire sur le long terme, de chercher dans des domaines où, en somme, on ne sait pas exactement ce que l’on va trouver»

– L'Université dont vous quittez le rectorat a-t-elle encore quelque chose à voir avec celle où vous avez pris vos fonctions?
En huit ans, tout ne change pas. Le style de l'Université, les caractéristiques fondamentales de bilinguisme, convivialité… tout cela existe encore. Mais il y a bien sûr eu passablement de changements dans le contexte suisse. Dans le contexte fribourgeois aussi: la Loi sur l'université a changé, nous avons revu toute notre réglementation qui a induit une restructuration complète de l’Université. La restructuration européenne des études est venue s’y ajouter.

– Des changements trop nombreux?
Sur le plan suisse, on a changé le mode de financement, dans l'idée de modifier aussi la culture des universités. On a voulu insuffler une culture un peu plus orientée vers les prestations pour sensibiliser les universitaires à cette dimension. Ce qui était juste. Mais, en faisant cela, il ne faut pas perdre de vue les missions fondamentales de l'université: faire un travail à long terme, dans la formation et dans la recherche. Ce qui suppose aussi une certaine sérénité.
On a mis un accent très fort sur les prestations, mais j’ai souvent rappelé pendant ces huit années qu’on ne doit pas remettre en cause l'essentiel de l'université. Si vous formez un étudiant, vous ne le formez pas pour le premier lundi après son examen, mais pour les vingt ou trente prochaines années. Pour qu'il puisse saisir l'ensemble de l'évolution, se situer dans cette évolution, réagir aux changements. Cela a un prix. Il faut que les gens aient le temps de réfléchir, de se former en profondeur, d'augmenter leur culture générale, d'élargir leurs horizons.

– On parle beaucoup de financement privé de la recherche. L'université devient-elle productrice de prestations et de biens plutôt que de connaissances?
La mission de l'université, fondamentalement, dans le domaine de la recherche, est d'en faire sur le long terme, de chercher dans des domaines où, en somme, on ne sait pas exactement ce que l’on va trouver. C'est dans ce genre de recherche que se font les vraies percées scientifiques. Quelqu'un a dit: «Vous ne découvrez pas l'électricité en cherchant à améliorer les bougies.» Lorsque vous travaillez sur un produit que vous cherchez à perfectionner, c'est bien, vous le perfectionnez, et ça vous aide à court terme. Mais les grandes percées ne sont pas là. Quand on insiste sur le financement privé, le risque est que celui qui finance, et c'est bien normal de son point de vue, veuille une rentabilité à relativement court terme. On perd de vue les objectifs à long terme. Il faut remarquer que tous les pays industrialisés avancés investissent plus dans la recherche fondamentale. Il y a en Suisse une tendance à pousser les chercheurs vers les programmes plus orientés.

– Est-il toujours facile de répercuter les réformes à l'intérieur de l'Université de Fribourg en renversant les statu quo désirés par certains?
Non. Mais l'université doit aussi réagir aux problèmes de la société, aux messages politiques qu'elle reçoit. Dans ce sens, l'université a aussi changé. En essayant de ne pas perdre son âme. Nous avons essayé d'installer une culture de la qualité, avec un système d’évaluations visant à toujours mieux faire. Cette culture n'existait peut-être pas d'une manière aussi systématique. Mais comme dans la société, quand on change, il y a ceux qui changent aisément et ceux qui regrettent un peu le passé.

– Ces derniers vont-ils rester dans l'université?
Je pense qu'ils resteront. Mais ils s'adaptent peut-être un peu moins vite que les autres. L'adaptation est plus difficile pour ceux qui sont là depuis longtemps. Comme dans les autres entreprises.

– Fribourg, ville universi-taire… L'Université s'engage-t-elle suffisamment dans la vie fribourgeoise, notamment autour de la question de la «romandité» de Ruth Lüthi ou dans la campagne pour le tribunal administratif fédéral par exemple?
L'Université, en tout cas sous mon rectorat, a choisi délibérément de ne pas s'engager dans le débat politique quotidien. On fait bien de la politique, au sens le plus large, à long terme. Par exemple sur le thème de l'Europe en montrant l'intérêt de l'ouverture (n.d.l.r.: à travers les journées de l'Europe, par exemple).
Le bilinguisme est pratiqué ici, vécu jour après jour. C'est une de nos richesses. De là à dire qu'on devait intervenir dans un débat sur une élection, ce n'est pas notre rôle. Sur le Tribunal fédéral, nous avons donné notre appui, nous avons offert la collaboration de la Faculté de droit, j'ai assisté à certaines séances, les professeurs ont sensibilisé les parlementaires qu'ils connaissaient. Mais c'est le rôle de la politique et non de l'Université de s'impliquer dans ce débat.

– Notre caractère bilingue signifie n’être ni vraiment romand ni vraiment alémanique. Ne risque-t-on pas d’être à l’écart des pôles lémaniques et alémaniques?
Le risque existe. Nous sommes romands et alémaniques. C’est notre force, mais aussi notre problème parfois. Je crois pourtant que l’avantage de faire cette charnière entre les deux langues est plus grand que les inconvénients. Car ce bilinguisme est unique en Suisse et en Europe. Beaucoup d’étudiants viennent le rechercher.

– Le canton fait-il assez pour l’Université?
Le canton a pris, ces dernières années, et très nettement, un engagement plus fort pour l’Université. C’était vraiment nécessaire, car le financement fédéral est plafonné. Il fallait donc que Fribourg s’engage plus. Le vote sur Pérolles 2 a été un signe très positif. L’Université est devenue, beaucoup plus largement qu’avant, l’université des Fribourgeois, pas seulement celle de Fribourg.

– Certains se plaignent d’un éclatement des sites. Les nouveaux bâtiments de Pérolles 2 sont-ils un début de réponse?
Nous avons une vingtaine de sites dans la ville. C’est une perte d’efficacité. La stratégie à long terme est effectivement de regrouper l’Université sur deux sites: Pérolles, avec les nouveaux bâtiments de Pérolles 2 et Regina Mundi; Miséricorde où il faudra aussi une extension. Elle est prévue entre les bâtiments actuels et la gare. On retrouvera ainsi cet esprit où les gens se connaissent d’une faculté à l’autre. Il n’y a pas que le travail d’étude quotidien à l’université, il y a tout ce qu’on acquiert simplement en voyant des gens: un chimiste rencontre un théologien… Tous ces contacts ouvrent l’esprit.

– Les hausses des taxes universitaires pour les étudiants sont-elles justifiées?
Avec les hausses, Fribourg n’a pas dépassé la moyenne suisse. Nous sommes encore dans un schéma d’études peu coûteuses. En revanche, il y a une tendance vers une augmentation beaucoup plus massive du coût des études. Je pense que ce serait une erreur. Nous devons garder ces études universitaires largement ouvertes pour tout le monde. Aussi parce que nous avons très peu d’étudiants en Suisse par rapport au reste de l’Europe.

– Qu’avez-vous retiré de cette expérience au rec-torat?
Normalement, on voit surtout sa faculté. J’ai pu prendre la dimension d’une université, ici à Fribourg, mais aussi sur le plan national. Il y a dans ce poste une dimension de discussions avec les collègues d’autres universités, avec les autorités politiques et universitaires nationales. J’ai passé des années intéressantes. En même temps, ces années n’étaient pas faciles, car avec les changements de toute sorte, une certaine pression s’est fait sentir. Et j’ai dû la répercuter dans l’Université. Les décisions ne sont pas toujours faciles à prendre et à porter. On ne se fait pas que des amis.

Une université en réseau

Paul-Henri Steinauer a été actif pendant huit ans dans une Université de Fribourg en perpétuelle évolution. Sous la pression des réformes universitaires suisses, l’Université a appris à s’organiser en réseau et à développer ses «pôles de compétence» pour se profiler là où elle avait des points forts. Quitte à abandonner certaines disciplines. Benefri, le réseau des universités de Berne, Neuchâtel et Fribourg en est un exemple, même si, aujourd’hui, Neuchâtel lorgne vers l’arc lémanique: «Benefri continue à fonctionner très bien. Il est vrai que, dans quelques domaines, Neuchâtel s’est orienté clairement vers l’arc lémanique et ça pèse un peu sur le réseau.»
Le réseau européen des universités est aussi devenu, depuis quelques années, l’une des grandes priorités. Fribourg s’est engagé très activement dans la mise en place du système de Bologne visant à une reconnaissance européenne des cursus universitaires: «Très vite, nous avons eu un consensus au Sénat et dans les facultés, sur les objectifs de Bologne. Mobilité, transparence, place universitaire européenne forte dans le monde méritaient absolument qu’on s’y engage.»


Propos recueillis par
Charly Veuthey
13 mars 2003

Une I Editorial I Gruyere I Veveyse/Glâne I Fribourg

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