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Gonzague de Reynold épistolier

Vérités et délires

Entre 1938 et 1945, Gonzague de Reynold écrit une lettre par jour, livrant touche après touche un autoportrait dont la sincérité… est parfois involontaire. Trois jeunes universitaires fribourgeoises viennent de terminer leur recherche sur l’écrivain de Cressier, études conduites par le professeur Francis Python. Françoise Monney s’est penchée sur l’homme de lettres, Stéphanie Roulin sur le penseur de la droite catholique et Céline Carrupt sur l’intellectuel fasciné par le pouvoir politique.


Gonzague de Reynold s’inscrit dans la plus classique des traditions quand il pratique la correspondance. Il sait être méchant avec drôlerie, sérieux avec légèreté, sincère avec pudeur
(archives littéraires suisses)

L’abondante correspondance entretenue par Gonzague de Reynold (plus de 10000 lettres) est consultable avec l’ensemble de ses papiers à la Bibliothèque nationale suisse, à Berne, dans les meilleures conditions qu’un chercheur puisse espérer. Trois jeunes historiennes de l’Université de Fribourg en ont profité pour approfondir notre connaissance de la pensée et de l’action de l’écrivain fribourgeois durant la Seconde Guerre mondiale. Françoise Monney s’est intéressée à l’homme de lettres, Stéphanie Roulin au penseur de la droite catholique et Céline Carrupt à l’intellectuel fasciné par le pouvoir politique.
Leur enquête n’apporte pas de révélations, à proprement parler, mais confirme et développe de façon convaincante les informations livrées voilà quelques années par Aram Mattioli, biographe du châtelain de Cressier (Gonzague de Reynold, idéologue d’une Suisse autoritaire, Editions universitaires, Fribourg 1997).

Vaniteux, manipulateur…
Elle confirme également, sur la psychologie du personnage, quelques traits mis en lumière par Alain Clavien (Les Helvétistes, Editions d’en bas, Lausanne 1993) chez le Gonzague trentenaire de la période genevoise, le poète et le militant nationaliste, l’homme de la Voile latine et de la Nouvelle Société helvétique. Autour de la soixantaine encore, derrière les bonnes manières et les nobles sentiments transparaît un caractère marqué par le besoin de commander aux autres et le goût de les manipuler. Ce féroce appétit de pouvoir l’emporte sur toute considération. Notre homme, d’ordinaire près de ses sous et plutôt âpre à défendre ses intérêts, propose même au directeur de la Gazette de Lausanne de… réduire ses honoraires, afin d’étendre le nombre des «Billets à ces Messieurs de Berne» qu’il y publie pour alimenter la campagne qui va, croit-il, le porter à la tête du pays.
Son immodestie sidère, son habileté et son culot fascinent. Les mandats et missions diplomatiques dont il se prévaut – visites à Mussolini, au roi des Belges… – ne sont jamais clairs; car il excelle à passer du plan personnel au plan officiel, à se poser en envoyé extraordinaire après avoir sollicité l’intérêt, ou les encouragements, des conseillers fédéraux dont il est proche – Musy, Motta, Etter ou Pilet-Golaz. A son retour, il écrit gravement un rapport au président de la Confédération. Plus drôle: Gonzague est son propre attaché de presse. Quand il sort un bouquin il se livre à une autopromotion forcenée auprès des journalistes – seul, aujourd’hui, un Jean Ziegler le fait avec autant d’acharnement, mais c’est par téléphone, et dans un français moins classique.
Bref, il est bon vendeur, parce qu’il est manipulateur dans l’âme. A chacun de ses correspondants, il écrit ce qu’il faut pour le séduire, accentuant ou minimisant le danger hitlérien, se posant ici en catholique intransigeant et là en «chrétien» œcuménique avant la lettre. Et de lettre en lettre il tisse des réseaux assez peu transparents aux yeux des intéressés eux-mêmes, car souvent c’est par lui que transitent les contacts: je transmets votre lettre à untel, écrit-il, ou: voici ce que m’écrit untel. On a compris que l’autoportrait qui ressort de cette correspondance est moins flatté que celui des Mémoires laissé par Reynold. On ne s’en plaindra pas, car il est plus humain.

Utopistes et demi-dingues
En bon homme de droite, qui se voulait lucide et «soumis au réel», Gonzague de Reynold s’est abondamment moqué de la gauche idéaliste et des idéologues qui bâtissent des systèmes dans l’abstrait, loin des nécessités de l’histoire et des contraintes du présent. «La Compagnie internationale des nuages», disait-il en ricanant. Mais lui-même se révèle, dans sa correspondance, comme un champion du délire fumeux.
A preuve ses échanges avec des amis belges (l’abbé van den Hout, le publiciste Maurice Lambilliotte) sur la reconstruction de l’Europe:
un hallucinant Kriegspiel en chambre, où Gonzague et ses partenaires refont la carte continentale et redistribuent aux Etats rôles et missions «historiques», civiliser l’Afrique par exemple, l’essentiel étant de tenir à distance la barbarie asiate et le redoutable péril anglo-saxon. Mais on est en 1940, après l’invasion de la France par Hitler… Ou cette longue lettre de 1941 dans laquelle Reynold presse le dictateur portugais Salazar de prendre la tête d’une sorte d’entente latine fédérant la France, l’Italie et la péninsule Ibérique (plus la Belgique et la Suisse, car il existe des Wallons et des Romands); ainsi serait assurée par le génie romain, donc chrétien, la direction spirituelle et culturelle d’une Europe… organisée matériellement par les nazis.
On se pince, mais on ne rêve pas: c’est lui qui le fait.
On ne peut certes pas lui attribuer toutes les constructions délirantes qui se bousculent dans sa correspondance, au gré des missives envoyées par des demi-dingues (le Français Riche, le Suisse Guye) et dont il prend acte avec plus ou moins de conviction. Il y est toujours question de liguer des groupes de penseurs pris dans les élites européennes, au moyen de revues internationales, afin d’orienter le destin du continent.
Mais il est significatif que ces illuminés s’adressent à lui, car Gonzague, au fond, ne rêve pas d’autre chose. De 1938 à 1945 il se sera vu, successivement, en chef d’Etat d’une Suisse transformée en Etat autoritaire, corporatif et chrétien; puis en pilote autodésigné de la politique extérieure helvétique; puis en inspirateur de la reconstruction de l’Europe. Pour un champion de la «soumission au réel», c’est tout de même beaucoup

Converser par écrit
Pourtant, au niveau des méthodes de travail, notre homme se montre parfaitement efficace et rationnel. Son courrier, il le dactylographie ou le dicte à une secrétaire, afin d’en garder copie. Il le classe de façon claire et le conserve sans négligence: outil dans l’instant, matériau d’historien plus tard. Quand il s’agit des moyens techniques de l’action, observait déjà Mattioli, le châtelain de Cressier n’est pas fâché du tout avec la modernité. Sous cet aspect, la correspondance confirme qu’il ne faut pas se le représenter en homme du vieux monde, signant à la plume d’oie des missives bourrées de subjonctifs.
Mais assurément le Fribourgeois s’inscrit dans la plus classique des traditions quand il pratique la correspondance. Il y retrouve un genre littéraire ayant atteint sa perfection dès le Grand Siècle (ô Madame de Sévigné!), ainsi qu’un usage social caractéristique de l’ancienne France. La lettre, du printemps des Précieuses au siècle de Voltaire, c’est un avatar du «salon» comme lieu d’influence. C’est la version écrite de la conversation, «un vieux bonheur» (Marc Fumaroli) et le premier des arts d’agrément. Et Dieu sait que Reynold y excelle! Il a le sens de la formule et du rythme, de la vivacité, une langue souple et riche. Il sait être méchant avec drôlerie, sérieux avec légèreté, sincère avec pudeur. Il excelle même à graduer, en homme de cour, les formules de politesse.
Il est permis, pour ces raisons, d’imaginer Gonzague de Reynold plume en main, sous un portrait d’ancêtre, dans son château de Cressier – tel qu’en lui-même, enfin, loin des turbulences du temps, sa correspondance le fige..


Jean Steinauer
18 février 2003

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