Labondante
correspondance entretenue par Gonzague de Reynold (plus de 10000 lettres)
est consultable avec lensemble de ses papiers à la Bibliothèque
nationale suisse, à Berne, dans les meilleures conditions quun
chercheur puisse espérer. Trois jeunes historiennes de lUniversité
de Fribourg en ont profité pour approfondir notre connaissance
de la pensée et de laction de lécrivain fribourgeois
durant la Seconde Guerre mondiale. Françoise Monney sest
intéressée à lhomme de lettres, Stéphanie
Roulin au penseur de la droite catholique et Céline Carrupt à
lintellectuel fasciné par le pouvoir politique.
Leur enquête napporte pas de révélations,
à proprement parler, mais confirme et développe de façon
convaincante les informations livrées voilà quelques années
par Aram Mattioli, biographe du châtelain de Cressier (Gonzague
de Reynold, idéologue dune Suisse autoritaire, Editions
universitaires, Fribourg 1997).
Vaniteux, manipulateur
Elle confirme également, sur la psychologie du personnage, quelques
traits mis en lumière par Alain Clavien (Les Helvétistes,
Editions den bas, Lausanne 1993) chez le Gonzague trentenaire
de la période genevoise, le poète et le militant nationaliste,
lhomme de la Voile latine et de la Nouvelle Société
helvétique. Autour de la soixantaine encore, derrière
les bonnes manières et les nobles sentiments transparaît
un caractère marqué par le besoin de commander aux autres
et le goût de les manipuler. Ce féroce appétit de
pouvoir lemporte sur toute considération. Notre homme,
dordinaire près de ses sous et plutôt âpre
à défendre ses intérêts, propose même
au directeur de la Gazette de Lausanne de
réduire ses honoraires,
afin détendre le nombre des «Billets à ces
Messieurs de Berne» quil y publie pour alimenter la campagne
qui va, croit-il, le porter à la tête du pays.
Son immodestie sidère, son habileté et son culot fascinent.
Les mandats et missions diplomatiques dont il se prévaut
visites à Mussolini, au roi des Belges
ne sont jamais
clairs; car il excelle à passer du plan personnel au plan officiel,
à se poser en envoyé extraordinaire après avoir
sollicité lintérêt, ou les encouragements,
des conseillers fédéraux dont il est proche Musy,
Motta, Etter ou Pilet-Golaz. A son retour, il écrit gravement
un rapport au président de la Confédération. Plus
drôle: Gonzague est son propre attaché de presse. Quand
il sort un bouquin il se livre à une autopromotion forcenée
auprès des journalistes seul, aujourdhui, un Jean
Ziegler le fait avec autant dacharnement, mais cest par
téléphone, et dans un français moins classique.
Bref, il est bon vendeur, parce quil est manipulateur dans lâme.
A chacun de ses correspondants, il écrit ce quil faut pour
le séduire, accentuant ou minimisant le danger hitlérien,
se posant ici en catholique intransigeant et là en «chrétien»
cuménique avant la lettre. Et de lettre en lettre il tisse
des réseaux assez peu transparents aux yeux des intéressés
eux-mêmes, car souvent cest par lui que transitent les contacts:
je transmets votre lettre à untel, écrit-il, ou: voici
ce que mécrit untel. On a compris que lautoportrait
qui ressort de cette correspondance est moins flatté que celui
des Mémoires laissé par Reynold. On ne sen plaindra
pas, car il est plus humain.
Utopistes et
demi-dingues
En bon homme de droite, qui se voulait lucide et «soumis au réel»,
Gonzague de Reynold sest abondamment moqué de la gauche
idéaliste et des idéologues qui bâtissent des systèmes
dans labstrait, loin des nécessités de lhistoire
et des contraintes du présent. «La Compagnie internationale
des nuages», disait-il en ricanant. Mais lui-même se révèle,
dans sa correspondance, comme un champion du délire fumeux.
A preuve ses échanges avec des amis belges (labbé
van den Hout, le publiciste Maurice Lambilliotte) sur la reconstruction
de lEurope:
un hallucinant Kriegspiel en chambre, où Gonzague et ses partenaires
refont la carte continentale et redistribuent aux Etats rôles
et missions «historiques», civiliser lAfrique par
exemple, lessentiel étant de tenir à distance la
barbarie asiate et le redoutable péril anglo-saxon. Mais on est
en 1940, après linvasion de la France par Hitler
Ou cette longue lettre de 1941 dans laquelle Reynold presse le dictateur
portugais Salazar de prendre la tête dune sorte dentente
latine fédérant la France, lItalie et la péninsule
Ibérique (plus la Belgique et la Suisse, car il existe des Wallons
et des Romands); ainsi serait assurée par le génie romain,
donc chrétien, la direction spirituelle et culturelle dune
Europe
organisée matériellement par les nazis.
On se pince, mais on ne rêve pas: cest lui qui le fait.
On ne peut certes pas lui attribuer toutes les constructions délirantes
qui se bousculent dans sa correspondance, au gré des missives
envoyées par des demi-dingues (le Français Riche, le Suisse
Guye) et dont il prend acte avec plus ou moins de conviction. Il y est
toujours question de liguer des groupes de penseurs pris dans les élites
européennes, au moyen de revues internationales, afin dorienter
le destin du continent.
Mais il est significatif que ces illuminés sadressent à
lui, car Gonzague, au fond, ne rêve pas dautre chose. De
1938 à 1945 il se sera vu, successivement, en chef dEtat
dune Suisse transformée en Etat autoritaire, corporatif
et chrétien; puis en pilote autodésigné de la politique
extérieure helvétique; puis en inspirateur de la reconstruction
de lEurope. Pour un champion de la «soumission au réel»,
cest tout de même beaucoup
Converser par
écrit
Pourtant, au niveau des méthodes de travail, notre homme se montre
parfaitement efficace et rationnel. Son courrier, il le dactylographie
ou le dicte à une secrétaire, afin den garder copie.
Il le classe de façon claire et le conserve sans négligence:
outil dans linstant, matériau dhistorien plus tard.
Quand il sagit des moyens techniques de laction, observait
déjà Mattioli, le châtelain de Cressier nest
pas fâché du tout avec la modernité. Sous cet aspect,
la correspondance confirme quil ne faut pas se le représenter
en homme du vieux monde, signant à la plume doie des missives
bourrées de subjonctifs.
Mais assurément le Fribourgeois sinscrit dans la plus classique
des traditions quand il pratique la correspondance. Il y retrouve un
genre littéraire ayant atteint sa perfection dès le Grand
Siècle (ô Madame de Sévigné!), ainsi quun
usage social caractéristique de lancienne France. La lettre,
du printemps des Précieuses au siècle de Voltaire, cest
un avatar du «salon» comme lieu dinfluence. Cest
la version écrite de la conversation, «un vieux bonheur»
(Marc Fumaroli) et le premier des arts dagrément. Et Dieu
sait que Reynold y excelle! Il a le sens de la formule et du rythme,
de la vivacité, une langue souple et riche. Il sait être
méchant avec drôlerie, sérieux avec légèreté,
sincère avec pudeur. Il excelle même à graduer,
en homme de cour, les formules de politesse.
Il est permis, pour ces raisons, dimaginer Gonzague de Reynold
plume en main, sous un portrait dancêtre, dans son château
de Cressier tel quen lui-même, enfin, loin des turbulences
du temps, sa correspondance le fige..
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Jean
Steinauer
18
février 2003
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