Grignan, un après-midi
dhiver. Lumière limpide, murs de pierres sèches,
champs de lavande: la Drôme se parfume ici de Provence. Cest
là, au pied du château qui a accueilli jadis la marquise
de Sévigné, que vit Philippe Jaccottet, lun des
plus grands poètes contemporains. Il sest installé
il y a cinquante ans dans ce village tranquille de 1200 habitants, à
quelques kilomètres de Montélimar.
Frappée par le soleil, la maison est toute en hauteur, construite
sur le tracé dun ancien rempart. Un escalier, usé
par les ans, sépare en deux pièces chacun des trois étages.
Souriant, Philippe Jaccottet le descend prestement, pour montrer le
jardin, le tilleul planté lorsquil est arrivé ici
avec son épouse Anne-Marie, peintre et dessinatrice. Au loin
se distingue la silhouette bleue du mont Ventoux, entre des branches
dénudées.
Dans la pièce au sol recouvert de tomettes, tout respire la sérénité
et une simplicité empreinte de bon goût. Une cheminée,
un piano ouvert, des tableaux aux murs, des livres et des disques. Et
le silence. Ici, lon perçoit mieux cette idée chère
au poète, pour qui la justesse de voix, recherche centrale dans
son travail, va de pair avec la justesse de vie. «Leffacement
soit ma façon de resplendir», écrivait-il dans Lignorant
(1958).
Découverte
de la nature
Le Sud, Philippe Jaccottet, né à Moudon en 1925, la
choisi après avoir passé quelques années à
Paris, où il a rencontré sa future épouse. «Jaimais
beaucoup Paris, mais au moment où jai connu ma femme, nous
navons pas longtemps hésité à choisir un
autre lieu. Dans cette décision, les raisons matérielles
ont été très importantes: je pouvais vivre seul
à Paris, en faisant des travaux de traducteur, mais à
deux, puis avec des enfants, ça devenait vraiment héroïque.»
Le Midi, avec la douceur de son climat, attire le jeune couple. Avant
de jouer un rôle inattendu dans luvre de Philippe
Jaccottet. «Quand je vivais en Suisse, je nétais
pas tellement un promeneur. Enfant, à Moudon, je préférais
lire plutôt que daller à la campagne. Ensuite, à
Lausanne, jétais citadin et content de lêtre.»
A Grignan, le poète découvre la nature et ses émerveillements:
«Les arbres, les forêts, les chemins ont été
une sorte de révélation. Ils ont pris une importance que
je naurais jamais imaginée. En venant ici, je pensais simplement
être tranquille et tâcher de concilier le travail de traduction
et celui de poésie.»
Justesse de voix
Livre charnière, La promenade sous les arbres (1957) reflète
l«expérience poétique» de cette découverte.
Depuis, dans ses carnets (La semaison, notamment) ses proses (Paysages
avec figures absentes
) et ses recueils de poèmes (A la
lumière dhiver
), il na cessé dinterroger
le monde autour de lui, de traduire en mots les émotions quil
procure. Que ce soit ces «journées dès le matin
douces, lumineuses, avec les premiers mouvements doiseaux»
ou les «étoiles voilées par les arbres, par la brume,
visage de lhiver».
Refusant lexcès, Philippe Jaccottet na pas son pareil
pour dire avec humilité la lumière vacillante du crépuscule
ou de laube: «Ce rose le soir sur ou dans les montagnes,
ce feu. Elles sont presque des regards, une ardeur. Sous le ciel dun
bleu sans fond.» Dans leur pureté, ses poèmes et
ses proses illustrent cette quête inlassable de la justesse de
voix: «Chercher la justesse, cest se tourner vers le soleil
levant», notait-il il y a déjà cinquante ans.
Emerveillements
Dans ses ouvrages les plus récents, Et, néanmoins et les
Carnets 1995-1998 (parus chez Gallimard en 2001) lâge a
posé un voile plus sombre: «La paume qui durcit, où
los devient pierre; comme affleurent les rochers dans une combe
tendre.»
Demeure toutefois une fragile beauté, aperçue au détour
dune page dauteurs admirés Gustave Roud ou
Hölderlin, entre autres ou dans le mystère de la
nature. Ces violettes pâles, par exemple, «à la limite
de la fadeur»: «Et comment, si frêles, peuvent-elles
seulement apparaître, sortir de terre, tenir debout?»
Malgré les années passées ici, le poète
continue ainsi à sémerveiller. «Peut-être
pas tout à fait autant, corrige-t-il. Ou du moins pas aussi souvent.
Parce quon suse un peu, on se racornit. Les choses me frappent
moins. Mais si les émerveillements sont plus rares, ils existent
encore avec beaucoup dacuité.»
Amis et souvenirs
La lumière sest adoucie. Parler de littérature avec
Philippe Jaccottet est un bonheur simple et rassurant. Ses mots sont
toujours précis, pondérés, jamais pédants.
Il y a une modestie dans chaque phrase, une vivacité desprit
qui impressionne, doublée de pudeur. Il parle des poètes
qui étaient de ses amis. De Gustave Roud, surtout, le modèle
des premiers pas, quil a rencontré souvent dans sa maison
du Jorat, à Carrouge, et avec qui il a entretenu une passionnante
correspondance (lire en page 28).
Parmi ceux qui ont compté, il évoque aussi le poète
italien Giuseppe Ungaretti quil a traduit, tout comme Musil,
Hölderlin, Rilke, Homère ou Gongora ou Francis Ponge,
dont linfluence aurait pu être gênante: «Il
était assez autoritaire dans ses convictions. En quittant Paris,
javais aussi le désir, plus ou moins conscient, de mettre
une distance avec ce type dinfluence.»
A ses débuts, Philippe Jaccottet a fait une autre rencontre essentielle,
celle de léditeur Henry-Louis Mermod, pour qui il a travaillé
à Paris, dès la fin de ses études à lUniversité
de Lausanne. Au fil de la discussion reviennent en outre des souvenirs
du «curieux destin» du poète vaudois Pierre-Louis
Matthey (1893-1970) et de lhomme «extraordinairement frêle»
quétait Edmond-Henri Crisinel, autre poète de Lausanne,
qui sest suicidé en 1948, laissant avec Alectone et Nuit
de juin deux des plus beaux textes nés en Suisse romande.
Les doutes, toujours
Quand il parle de poésie, Philippe Jaccottet, dit quelle
est «affaire démotion, de transformation dune
expérience en rayonnement lumineux». Elle est un état,
où la fraîcheur et limmédiateté demeurent
essentielles. Pour les préserver, il affirme ne pas lire les
mémoires et les thèses universitaires qui lui sont consacrés,
même sil savoue touché par cette reconnaissance.
Réconforté, aussi, puisquaujourdhui encore,
il se qualifie volontiers de «douteur».
«Si je ne les lis pas ou que je les feuillette seulement, cest
aussi parce que jimagine que ces thèses ne sont pas écrites
pour moi
De plus, je nai jamais tellement aimé réfléchir
sur ce que je fais. Cest déjà assez difficile dessayer
décrire. Si je lisais ces analyses, je risquerais de me
sentir paralysé.» En souriant, il explique que certains
commentateurs mettent dans ses poèmes ce quils veulent
y voir. Comme cette femme, qui expliquait dans sa thèse que le
titre Blason en vert et blanc renvoyait à lallemand «blasen»,
souffler. «Je lui ai dit: Ma pauvre, si jécris
blason, je pense blason
»
Temps raccourci
Jusquen 1968, Philippe Jaccottet a suivi de près lactualité
littéraire, de par son activité de critique pour divers
journaux de Lausanne. Depuis, il avoue avoir pris une distance. «Ce
qui sest publié ensuite correspondait moins à mes
goûts. Et puis, le temps se raccourcit dune certaine manière.
Jai davantage envie de relire certaines choses.» Avec prudence,
il avance toutefois quil se publie aujourdhui moins de livres
passionnants. «Les grands écrivains sont plutôt davant-guerre
que de la seconde moitié du vingtième siècle, me
semble-t-il. Mais je peux me tromper
»
La poésie, elle, demeure un domaine qui le touche, même
sil estime ne plus très bien connaître les plus jeunes
auteurs. Spontanément, Philippe Jaccottet cite deux poètes
fribourgeois qui lui sont «très proches», Pierre
Voélin et Frédéric Wandelère. Et puisque
lon évoque Fribourg, il se souvient aussi volontiers de
Paul Castella, léditeur dAlbeuve. «Un homme
courageux.»
Et la Suisse?
Dans la douceur de laprès-midi finissante, arrive Anne-Marie
Jaccottet, chaleureuse et enjouée. La conversation change de
ton. Le couple raconte lévolution qui fait de Grignan une
destination touristique de plus en plus prisée, en partie grâce
à laura de Madame de Sévigné. Désormais,
lauteure du XVIIe siècle, morte au château de Grignan,
est partout, sur les cartes postales comme sur les enseignes des cafés
et des hôtels.
Avec toujours la même simplicité, la discussion sattarde
sur la campagne, la neige, les paysans des environs et leurs truffes,
lune des spécialités locales. Sur la Suisse aussi.
«Malheureusement, du fait de lâge, nous avons perdu
ces dernières années quelques-uns de nos meilleurs amis
en Suisse, explique Philippe Jaccottet. Les raisons dy aller se
raréfient. Jy ai de la famille, mais qui vient régulièrement
ici.»
Les heures sécoulent doucement. Bientôt, il est lheure
de retrouver le mistral glacé et les ruelles silencieuses. Autour
de la colline de Grignan, la plaine sétend dans la lumière
orangée du soir. Quelques plaques de neige sagrippent à
la terre. Pareilles à celles de ce mois de février 1960,
où Philippe Jaccottet écrivait: «Le bois ne se distingue
de la terre que par sa forme. Tout est couleur de terre, presque couleur
de rose, jusque là où campe la neige. Joppose un
feu de vieux bois à la neige, aux boutons neigeux de lamandier.
Lavant-printemps. Quelques paroles jetées légères.»¥Grignan,
un après-midi dhiver. Lumière limpide, murs de pierres
sèches, champs de lavande: la Drôme se parfume ici de Provence.
Cest là, au pied du château qui a accueilli jadis
la marquise de Sévigné, que vit Philippe Jaccottet, lun
des plus grands poètes contemporains. Il sest installé
il y a cinquante ans dans ce village tranquille de 1200 habitants, à
quelques kilomètres de Montélimar.
Frappée par le soleil, la maison est toute en hauteur, construite
sur le tracé dun ancien rempart. Un escalier, usé
par les ans, sépare en deux pièces chacun des trois étages.
Souriant, Philippe Jaccottet le descend prestement, pour montrer le
jardin, le tilleul planté lorsquil est arrivé ici
avec son épouse Anne-Marie, peintre et dessinatrice. Au loin
se distingue la silhouette bleue du mont Ventoux, entre des branches
dénudées.
Dans la pièce au sol recouvert de tomettes, tout respire la sérénité
et une simplicité empreinte de bon goût. Une cheminée,
un piano ouvert, des tableaux aux murs, des livres et des disques. Et
le silence. Ici, lon perçoit mieux cette idée chère
au poète, pour qui la justesse de voix, recherche centrale dans
son travail, va de pair avec la justesse de vie. «Leffacement
soit ma façon de resplendir», écrivait-il dans Lignorant
(1958).
Découverte
de la nature
Le Sud, Philippe Jaccottet, né à Moudon en 1925, la
choisi après avoir passé quelques années à
Paris, où il a rencontré sa future épouse. «Jaimais
beaucoup Paris, mais au moment où jai connu ma femme, nous
navons pas longtemps hésité à choisir un
autre lieu. Dans cette décision, les raisons matérielles
ont été très importantes: je pouvais vivre seul
à Paris, en faisant des travaux de traducteur, mais à
deux, puis avec des enfants, ça devenait vraiment héroïque.»
Le Midi, avec la douceur de son climat, attire le jeune couple. Avant
de jouer un rôle inattendu dans luvre de Philippe
Jaccottet. «Quand je vivais en Suisse, je nétais
pas tellement un promeneur. Enfant, à Moudon, je préférais
lire plutôt que daller à la campagne. Ensuite, à
Lausanne, jétais citadin et content de lêtre.»
A Grignan, le poète découvre la nature et ses émerveillements:
«Les arbres, les forêts, les chemins ont été
une sorte de révélation. Ils ont pris une importance que
je naurais jamais imaginée. En venant ici, je pensais simplement
être tranquille et tâcher de concilier le travail de traduction
et celui de poésie.»
Justesse de voix
Livre charnière, La promenade sous les arbres (1957) reflète
l«expérience poétique» de cette découverte.
Depuis, dans ses carnets (La semaison, notamment) ses proses (Paysages
avec figures absentes
) et ses recueils de poèmes (A la
lumière dhiver
), il na cessé dinterroger
le monde autour de lui, de traduire en mots les émotions quil
procure. Que ce soit ces «journées dès le matin
douces, lumineuses, avec les premiers mouvements doiseaux»
ou les «étoiles voilées par les arbres, par la brume,
visage de lhiver».
Refusant lexcès, Philippe Jaccottet na pas son pareil
pour dire avec humilité la lumière vacillante du crépuscule
ou de laube: «Ce rose le soir sur ou dans les montagnes,
ce feu. Elles sont presque des regards, une ardeur. Sous le ciel dun
bleu sans fond.» Dans leur pureté, ses poèmes et
ses proses illustrent cette quête inlassable de la justesse de
voix: «Chercher la justesse, cest se tourner vers le soleil
levant», notait-il il y a déjà cinquante ans.
Emerveillements
Dans ses ouvrages les plus récents, Et, néanmoins et les
Carnets 1995-1998 (parus chez Gallimard en 2001) lâge a
posé un voile plus sombre: «La paume qui durcit, où
los devient pierre; comme affleurent les rochers dans une combe
tendre.»
Demeure toutefois une fragile beauté, aperçue au détour
dune page dauteurs admirés Gustave Roud ou
Hölderlin, entre autres ou dans le mystère de la
nature. Ces violettes pâles, par exemple, «à la limite
de la fadeur»: «Et comment, si frêles, peuvent-elles
seulement apparaître, sortir de terre, tenir debout?»
Malgré les années passées ici, le poète
continue ainsi à sémerveiller. «Peut-être
pas tout à fait autant, corrige-t-il. Ou du moins pas aussi souvent.
Parce quon suse un peu, on se racornit. Les choses me frappent
moins. Mais si les émerveillements sont plus rares, ils existent
encore avec beaucoup dacuité.»
Amis et souvenirs
La lumière sest adoucie. Parler de littérature avec
Philippe Jaccottet est un bonheur simple et rassurant. Ses mots sont
toujours précis, pondérés, jamais pédants.
Il y a une modestie dans chaque phrase, une vivacité desprit
qui impressionne, doublée de pudeur. Il parle des poètes
qui étaient de ses amis. De Gustave Roud, surtout, le modèle
des premiers pas, quil a rencontré souvent dans sa maison
du Jorat, à Carrouge, et avec qui il a entretenu une passionnante
correspondance (lire en page 28).
Parmi ceux qui ont compté, il évoque aussi le poète
italien Giuseppe Ungaretti quil a traduit, tout comme Musil,
Hölderlin, Rilke, Homère ou Gongora ou Francis Ponge,
dont linfluence aurait pu être gênante: «Il
était assez autoritaire dans ses convictions. En quittant Paris,
javais aussi le désir, plus ou moins conscient, de mettre
une distance avec ce type dinfluence.»
A ses débuts, Philippe Jaccottet a fait une autre rencontre essentielle,
celle de léditeur Henry-Louis Mermod, pour qui il a travaillé
à Paris, dès la fin de ses études à lUniversité
de Lausanne. Au fil de la discussion reviennent en outre des souvenirs
du «curieux destin» du poète vaudois Pierre-Louis
Matthey (1893-1970) et de lhomme «extraordinairement frêle»
quétait Edmond-Henri Crisinel, autre poète de Lausanne,
qui sest suicidé en 1948, laissant avec Alectone et Nuit
de juin deux des plus beaux textes nés en Suisse romande.
Les doutes, toujours
Quand il parle de poésie, Philippe Jaccottet, dit quelle
est «affaire démotion, de transformation dune
expérience en rayonnement lumineux». Elle est un état,
où la fraîcheur et limmédiateté demeurent
essentielles. Pour les préserver, il affirme ne pas lire les
mémoires et les thèses universitaires qui lui sont consacrés,
même sil savoue touché par cette reconnaissance.
Réconforté, aussi, puisquaujourdhui encore,
il se qualifie volontiers de «douteur».
«Si je ne les lis pas ou que je les feuillette seulement, cest
aussi parce que jimagine que ces thèses ne sont pas écrites
pour moi
De plus, je nai jamais tellement aimé réfléchir
sur ce que je fais. Cest déjà assez difficile dessayer
décrire. Si je lisais ces analyses, je risquerais de me
sentir paralysé.» En souriant, il explique que certains
commentateurs mettent dans ses poèmes ce quils veulent
y voir. Comme cette femme, qui expliquait dans sa thèse que le
titre Blason en vert et blanc renvoyait à lallemand «blasen»,
souffler. «Je lui ai dit: Ma pauvre, si jécris
blason, je pense blason
»
Temps raccourci
Jusquen 1968, Philippe Jaccottet a suivi de près lactualité
littéraire, de par son activité de critique pour divers
journaux de Lausanne. Depuis, il avoue avoir pris une distance. «Ce
qui sest publié ensuite correspondait moins à mes
goûts. Et puis, le temps se raccourcit dune certaine manière.
Jai davantage envie de relire certaines choses.» Avec prudence,
il avance toutefois quil se publie aujourdhui moins de livres
passionnants. «Les grands écrivains sont plutôt davant-guerre
que de la seconde moitié du vingtième siècle, me
semble-t-il. Mais je peux me tromper
»
La poésie, elle, demeure un domaine qui le touche, même
sil estime ne plus très bien connaître les plus jeunes
auteurs. Spontanément, Philippe Jaccottet cite deux poètes
fribourgeois qui lui sont «très proches», Pierre
Voélin et Frédéric Wandelère. Et puisque
lon évoque Fribourg, il se souvient aussi volontiers de
Paul Castella, léditeur dAlbeuve. «Un homme
courageux.»
Et la Suisse?
Dans la douceur de laprès-midi finissante, arrive Anne-Marie
Jaccottet, chaleureuse et enjouée. La conversation change de
ton. Le couple raconte lévolution qui fait de Grignan une
destination touristique de plus en plus prisée, en partie grâce
à laura de Madame de Sévigné. Désormais,
lauteure du XVIIe siècle, morte au château de Grignan,
est partout, sur les cartes postales comme sur les enseignes des cafés
et des hôtels.
Avec toujours la même simplicité, la discussion sattarde
sur la campagne, la neige, les paysans des environs et leurs truffes,
lune des spécialités locales. Sur la Suisse aussi.
«Malheureusement, du fait de lâge, nous avons perdu
ces dernières années quelques-uns de nos meilleurs amis
en Suisse, explique Philippe Jaccottet. Les raisons dy aller se
raréfient. Jy ai de la famille, mais qui vient régulièrement
ici.»
Les heures sécoulent doucement. Bientôt, il est lheure
de retrouver le mistral glacé et les ruelles silencieuses. Autour
de la colline de Grignan, la plaine sétend dans la lumière
orangée du soir. Quelques plaques de neige sagrippent à
la terre. Pareilles à celles de ce mois de février 1960,
où Philippe Jaccottet écrivait: «Le bois ne se distingue
de la terre que par sa forme. Tout est couleur de terre, presque couleur
de rose, jusque là où campe la neige. Joppose un
feu de vieux bois à la neige, aux boutons neigeux de lamandier.
Lavant-printemps. Quelques paroles jetées légères.».
POÉSIE
DU xxe SIÈCLE
|
Une
anthologie pour preuve
Les
Editions La Dogana, à Genève, ont récemment
publié Une constellation tout près. Poètes
dexpression française du XXe siècle choisis
par Philippe Jaccottet. Une anthologie qui prend la forme dune
subtile invitation à la lecture.
«Javais du mal à écrire depuis ces toutes
dernières années, explique Philippe Jaccottet. Les
journées étaient un peu vides et lan 2000
approchant poussait au bilan.» Une question sest alors
imposée: «Quest-ce quil me reste de cette
passion de la poésie? De toutes ces lectures que jai
faites pendant cinquante ans
»
Commence alors un travail de relecture, pour recueillir les poèmes
«qui, à des degrés divers et pour des raisons
diverses, mont été à quelques moments
des occasions de plaisir, démotion, dadmiration»,
écrit-il dans la préface. Il le fait dabord
sans penser à une publication: «Je tapais les poèmes
à la machine, avec le plaisir de mettre les choses sur
la page.» Le directeur de La Dogana, un de ses neveux, décide
ensuite de les publier.
Au total, une cinquantaine de poètes, tous décédés,
figurent dans lanthologie, de Paul-Jean Toulet à
Bernard Simeone, en passant par Claudel, Apollinaire, Supervielle,
Ponge, Char, Follain, Guillevic ou André du Bouchet. Sans
oublier les Suisses, Ramuz, Pierre-Louis Matthey, Edmond-Henri
Crisinel, Gustave Roud ou Nicolas Bouvier.
Si ce travail a permis à Philippe Jaccottet de se replonger
dans luvre de certains auteurs («Cétait
merveilleux de redécouvrir Paul-Jean Toulet, que javais
peu lu»), il a aussi débouché sur la découverte
dune particularité française: «Jai
très souvent choisi des poèmes qui se rapprochent
de la chanson. Chez Audiberti ou Tardieu par exemple. Même
chez René Char, à légard de qui jai
des réticences, je me suis aperçu que je choisissais
des poèmes proches de la chanson. Comme si les poètes
correspondaient à cette image de lart français.
La musique, cest Rameau et Debussy plutôt que le grandiose.»
Ce précieux panorama, Philippe Jaccottet le considère
comme complémentaire à ses chroniques antérieures
réunies dans Lentretien des muses et Une transaction
secrète où il commentait nombre de ces auteurs:
«Mon travail critique ne visait pas à approfondir
la connaissance de la poésie, mais était plutôt
une sorte de publicité, au sens noble du mot. Avec cette
anthologie, cest comme si japportais les preuves de
ce que je disais.»
Une
constellation tout près, poètes dexpression
française du XXe siècle choisis par Philippe Jaccottet,
La Dogana
|
PHILIPPE
JACCOTTET ET...
|
La place
de la poésie aujourdhui. «Les rares fois
où je suis allé parler à des étudiants,
jai été étonné de constater
que de très jeunes gens conservent une curiosité
pour la poésie. A lépoque où jétais
à lUniversité, à Lausanne, nous nétions
déjà que deux ou trois à en lire. Ensuite,
durant la période du structuralisme, des poèmes
comme les miens nétaient pas du tout lus. La poésie
a, depuis, retrouvé un intérêt aux yeux
des universitaires. Donc, je ne pense pas quon en lise
moins aujourdhui quil y a cinquante ans. Ce qui
est plutôt réconfortant, dans la débâcle
générale du monde.»
Le travail sur le poème. «Pour moi, il ny
a jamais eu de gros travail de retouche. Ça ne fait pas
très sérieux de lavouer, mais cest
vrai. Mes poèmes sont écrits assez rapidement
et quand ce nest pas le cas, ils sont souvent moins bons.
Je ne veux pas dire que je nai jamais rien retouché,
en particulier plus tard dans ma vie, parce que la part de la
raison devient plus forte que celle de linspiration. Mais
très souvent, ces retouches me donnaient limpression
de tomber dans la fabrication. On sort de cet état dosmose
avec le monde extérieur, doù naît
la poésie, pour, de lextérieur, essayer
de faire mieux. Le danger est alors de gâter en corrigeant.»
Les doutes. «Jai toujours des doutes sur
lintérêt de ce que je fais. Même sils
diminuent un peu
Cest ennuyeux de répéter
que ce que lon a fait nest pas bien: les gens en
sont très agacés! Mais si je compare à
Paul Celan, par exemple, je trouve que mes poèmes ne
sont vraiment rien par rapport à cette force, à
cette cohérence, à ce génie. Intérieurement,
les doutes subsistent et prennent aussi la forme de questionnements:
«Quest-ce que je fais?» Quand on voit le monde
daujourdhui, avec cette guerre qui malheureusement
se prépare, comment ne pas se dire: Pourquoi écris-tu
encore?»
Ses carnets. «Jai commencé à
prendre des notes, essentiellement parce que je devais traduire
énormément. Les carnets me permettaient de sauvegarder
une petite activité personnelle. Jai commencé
en 1952, sans penser à une publication. Plus tard, je
me suis aperçu que si je les débarrassais de certaines
imperfections, ces notes étaient peut-être aussi
dignes dintérêt que les poèmes ou
les proses. Parce quil y a le côté immédiat
de la chose non réalisée, jetée comme les
ébauches en peinture, souvent plus touchantes que les
uvres achevées. Depuis quelques mois, malheureusement,
je ne tiens plus du tout ces carnets
Je pense quil
ne faut pas se forcer, que tout doit venir dune émotion.
Je ne suis pas tout à fait dans le désert des
dernières années de Gustave Roud, mais je comprends
de plus en plus ce quest la vieillesse dont il se plaint
dans son Journal.»
Les théories littéraires. «A ma grande
honte, je suis particulièrement étranger à
la science de la littérature. Je nai pas lu les
grands auteurs ou les philosophes de la langue, par exemple.
Au fond, je ne suis pas tellement passionné de littérature!
Pour moi cest une affaire démotion, de transformation
dune expérience en rayonnement lumineux. Comment
tout cela se construit ne mintéresse pas tellement
Je suis toutefois quelquun du XXe siècle écoulé
et je ne peux pas écrire comme les poètes archaïques,
avec la force du commencement. Je parle souvent de fraîcheur
et dimmédiateté, mais je ne suis pas totalement
naïf: jai fait des études, jai lu beaucoup
de livres. Je ne veux pas jouer au primitif.»
La beauté. «Dès les proses de La
promenade sous les arbres, qui reflète la découverte
de la beauté de la nature autour de moi, il y a eu un
aspect réflexif: Quest-ce que ça signifie?
Est-ce que ça a un sens par rapport à lhistoire,
aux événements? Cest devenu une question
presque centrale, qui rejoint sûrement la philosophie.
Sans en être du tout, parce que cest intuitif. Cette
réflexion, je la fais avec les moyens du bord, plutôt
sensibles, et non pas avec ceux dont disposent certains grands
poètes, qui ont une pensée plus solide que la
mienne. Que signifie cette absurdité de dire: Je
nai jamais rien vu de plus beau que ce verger de cognassiers?
Cette sorte dexaltation, de pâmoison devant les
fleurs peut paraître ridicule. Alors que je sais très
bien quil sagit dautre chose. Par conséquent,
ça mérite réflexion. Dabord parce
quil est difficile de traduire en mots ce mystère
de la beauté: on a beau dire quà lheure
actuelle on ne peut plus employer ce terme, je ne le pense pas
du tout. Dieu sait si nous avons davantage loccasion de
parler de lhorreur
Ce qui nempêche absolument
pas la beauté du monde, celle des êtres et des
uvres.»
|
Une
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