GRUYÊRE Philippe Jaccottet

Paroles dans la lumière d’hiver

Son œuvre compte parmi les plus importantes de la poésie contemporaine. Né à Moudon en 1925, Philippe Jaccottet est installé à Grignan, dans la Drôme provençale, depuis cinquante ans. «La Gruyère» est allée à sa rencontre, pour parler de son expérience de poète, toute d’humilité et de patience, et pour évoquer la figure de Gustave Roud, le modèle de ses débuts, que plusieurs ouvrages viennent de mettre en lumière.


Grignan, sa lumière et la nature ont pris dans l’œuvre de Philippe Jaccottet une importance qu’il n’imaginait pas

Grignan, un après-midi d’hiver. Lumière limpide, murs de pierres sèches, champs de lavande: la Drôme se parfume ici de Provence. C’est là, au pied du château qui a accueilli jadis la marquise de Sévigné, que vit Philippe Jaccottet, l’un des plus grands poètes contemporains. Il s’est installé il y a cinquante ans dans ce village tranquille de 1200 habitants, à quelques kilomètres de Montélimar.
Frappée par le soleil, la maison est toute en hauteur, construite sur le tracé d’un ancien rempart. Un escalier, usé par les ans, sépare en deux pièces chacun des trois étages. Souriant, Philippe Jaccottet le descend prestement, pour montrer le jardin, le tilleul planté lorsqu’il est arrivé ici avec son épouse Anne-Marie, peintre et dessinatrice. Au loin se distingue la silhouette bleue du mont Ventoux, entre des branches dénudées.
Dans la pièce au sol recouvert de tomettes, tout respire la sérénité et une simplicité empreinte de bon goût. Une cheminée, un piano ouvert, des tableaux aux murs, des livres et des disques. Et le silence. Ici, l’on perçoit mieux cette idée chère au poète, pour qui la justesse de voix, recherche centrale dans son travail, va de pair avec la justesse de vie. «L’effacement soit ma façon de resplendir», écrivait-il dans L’ignorant (1958).

Découverte de la nature
Le Sud, Philippe Jaccottet, né à Moudon en 1925, l’a choisi après avoir passé quelques années à Paris, où il a rencontré sa future épouse. «J’aimais beaucoup Paris, mais au moment où j’ai connu ma femme, nous n’avons pas longtemps hésité à choisir un autre lieu. Dans cette décision, les raisons matérielles ont été très importantes: je pouvais vivre seul à Paris, en faisant des travaux de traducteur, mais à deux, puis avec des enfants, ça devenait vraiment héroïque.»
Le Midi, avec la douceur de son climat, attire le jeune couple. Avant de jouer un rôle inattendu dans l’œuvre de Philippe Jaccottet. «Quand je vivais en Suisse, je n’étais pas tellement un promeneur. Enfant, à Moudon, je préférais lire plutôt que d’aller à la campagne. Ensuite, à Lausanne, j’étais citadin et content de l’être.» A Grignan, le poète découvre la nature et ses émerveillements: «Les arbres, les forêts, les chemins ont été une sorte de révélation. Ils ont pris une importance que je n’aurais jamais imaginée. En venant ici, je pensais simplement être tranquille et tâcher de concilier le travail de traduction et celui de poésie.»

Justesse de voix
Livre charnière, La promenade sous les arbres (1957) reflète l’«expérience poétique» de cette découverte. Depuis, dans ses carnets (La semaison, notamment) ses proses (Paysages avec figures absentes…) et ses recueils de poèmes (A la lumière d’hiver…), il n’a cessé d’interroger le monde autour de lui, de traduire en mots les émotions qu’il procure. Que ce soit ces «journées dès le matin douces, lumineuses, avec les premiers mouvements d’oiseaux» ou les «étoiles voilées par les arbres, par la brume, visage de l’hiver».
Refusant l’excès, Philippe Jaccottet n’a pas son pareil pour dire avec humilité la lumière vacillante du crépuscule ou de l’aube: «Ce rose le soir sur ou dans les montagnes, ce feu. Elles sont presque des regards, une ardeur. Sous le ciel d’un bleu sans fond.» Dans leur pureté, ses poèmes et ses proses illustrent cette quête inlassable de la justesse de voix: «Chercher la justesse, c’est se tourner vers le soleil levant», notait-il il y a déjà cinquante ans.

Emerveillements
Dans ses ouvrages les plus récents, Et, néanmoins et les Carnets 1995-1998 (parus chez Gallimard en 2001) l’âge a posé un voile plus sombre: «La paume qui durcit, où l’os devient pierre; comme affleurent les rochers dans une combe tendre.»
Demeure toutefois une fragile beauté, aperçue au détour d’une page d’auteurs admirés – Gustave Roud ou Hölderlin, entre autres – ou dans le mystère de la nature. Ces violettes pâles, par exemple, «à la limite de la fadeur»: «Et comment, si frêles, peuvent-elles seulement apparaître, sortir de terre, tenir debout?»
Malgré les années passées ici, le poète continue ainsi à s’émerveiller. «Peut-être pas tout à fait autant, corrige-t-il. Ou du moins pas aussi souvent. Parce qu’on s’use un peu, on se racornit. Les choses me frappent moins. Mais si les émerveillements sont plus rares, ils existent encore avec beaucoup d’acuité.»

Amis et souvenirs
La lumière s’est adoucie. Parler de littérature avec Philippe Jaccottet est un bonheur simple et rassurant. Ses mots sont toujours précis, pondérés, jamais pédants. Il y a une modestie dans chaque phrase, une vivacité d’esprit qui impressionne, doublée de pudeur. Il parle des poètes qui étaient de ses amis. De Gustave Roud, surtout, le modèle des premiers pas, qu’il a rencontré souvent dans sa maison du Jorat, à Carrouge, et avec qui il a entretenu une passionnante correspondance (lire en page 28).
Parmi ceux qui ont compté, il évoque aussi le poète italien Giuseppe Ungaretti – qu’il a traduit, tout comme Musil, Hölderlin, Rilke, Homère ou Gongora – ou Francis Ponge, dont l’influence aurait pu être gênante: «Il était assez autoritaire dans ses convictions. En quittant Paris, j’avais aussi le désir, plus ou moins conscient, de mettre une distance avec ce type d’influence.»
A ses débuts, Philippe Jaccottet a fait une autre rencontre essentielle, celle de l’éditeur Henry-Louis Mermod, pour qui il a travaillé à Paris, dès la fin de ses études à l’Université de Lausanne. Au fil de la discussion reviennent en outre des souvenirs du «curieux destin» du poète vaudois Pierre-Louis Matthey (1893-1970) et de l’homme «extraordinairement frêle» qu’était Edmond-Henri Crisinel, autre poète de Lausanne, qui s’est suicidé en 1948, laissant avec Alectone et Nuit de juin deux des plus beaux textes nés en Suisse romande.

Les doutes, toujours
Quand il parle de poésie, Philippe Jaccottet, dit qu’elle est «affaire d’émotion, de transformation d’une expérience en rayonnement lumineux». Elle est un état, où la fraîcheur et l’immédiateté demeurent essentielles. Pour les préserver, il affirme ne pas lire les mémoires et les thèses universitaires qui lui sont consacrés, même s’il s’avoue touché par cette reconnaissance. Réconforté, aussi, puisqu’aujourd’hui encore, il se qualifie volontiers de «douteur».
«Si je ne les lis pas ou que je les feuillette seulement, c’est aussi parce que j’imagine que ces thèses ne sont pas écrites pour moi… De plus, je n’ai jamais tellement aimé réfléchir sur ce que je fais. C’est déjà assez difficile d’essayer d’écrire. Si je lisais ces analyses, je risquerais de me sentir paralysé.» En souriant, il explique que certains commentateurs mettent dans ses poèmes ce qu’ils veulent y voir. Comme cette femme, qui expliquait dans sa thèse que le titre Blason en vert et blanc renvoyait à l’allemand «blasen», souffler. «Je lui ai dit: “Ma pauvre, si j’écris blason, je pense blason…”»

Temps raccourci
Jusqu’en 1968, Philippe Jaccottet a suivi de près l’actualité littéraire, de par son activité de critique pour divers journaux de Lausanne. Depuis, il avoue avoir pris une distance. «Ce qui s’est publié ensuite correspondait moins à mes goûts. Et puis, le temps se raccourcit d’une certaine manière. J’ai davantage envie de relire certaines choses.» Avec prudence, il avance toutefois qu’il se publie aujourd’hui moins de livres passionnants. «Les grands écrivains sont plutôt d’avant-guerre que de la seconde moitié du vingtième siècle, me semble-t-il. Mais je peux me tromper…»
La poésie, elle, demeure un domaine qui le touche, même s’il estime ne plus très bien connaître les plus jeunes auteurs. Spontanément, Philippe Jaccottet cite deux poètes fribourgeois qui lui sont «très proches», Pierre Voélin et Frédéric Wandelère. Et puisque l’on évoque Fribourg, il se souvient aussi volontiers de Paul Castella, l’éditeur d’Albeuve. «Un homme courageux.»

Et la Suisse?
Dans la douceur de l’après-midi finissante, arrive Anne-Marie Jaccottet, chaleureuse et enjouée. La conversation change de ton. Le couple raconte l’évolution qui fait de Grignan une destination touristique de plus en plus prisée, en partie grâce à l’aura de Madame de Sévigné. Désormais, l’auteure du XVIIe siècle, morte au château de Grignan, est partout, sur les cartes postales comme sur les enseignes des cafés et des hôtels.
Avec toujours la même simplicité, la discussion s’attarde sur la campagne, la neige, les paysans des environs et leurs truffes, l’une des spécialités locales. Sur la Suisse aussi. «Malheureusement, du fait de l’âge, nous avons perdu ces dernières années quelques-uns de nos meilleurs amis en Suisse, explique Philippe Jaccottet. Les raisons d’y aller se raréfient. J’y ai de la famille, mais qui vient régulièrement ici.»
Les heures s’écoulent doucement. Bientôt, il est l’heure de retrouver le mistral glacé et les ruelles silencieuses. Autour de la colline de Grignan, la plaine s’étend dans la lumière orangée du soir. Quelques plaques de neige s’agrippent à la terre. Pareilles à celles de ce mois de février 1960, où Philippe Jaccottet écrivait: «Le bois ne se distingue de la terre que par sa forme. Tout est couleur de terre, presque couleur de rose, jusque là où campe la neige. J’oppose un feu de vieux bois à la neige, aux boutons neigeux de l’amandier. L’avant-printemps. Quelques paroles jetées légères.»¥Grignan, un après-midi d’hiver. Lumière limpide, murs de pierres sèches, champs de lavande: la Drôme se parfume ici de Provence. C’est là, au pied du château qui a accueilli jadis la marquise de Sévigné, que vit Philippe Jaccottet, l’un des plus grands poètes contemporains. Il s’est installé il y a cinquante ans dans ce village tranquille de 1200 habitants, à quelques kilomètres de Montélimar.
Frappée par le soleil, la maison est toute en hauteur, construite sur le tracé d’un ancien rempart. Un escalier, usé par les ans, sépare en deux pièces chacun des trois étages. Souriant, Philippe Jaccottet le descend prestement, pour montrer le jardin, le tilleul planté lorsqu’il est arrivé ici avec son épouse Anne-Marie, peintre et dessinatrice. Au loin se distingue la silhouette bleue du mont Ventoux, entre des branches dénudées.
Dans la pièce au sol recouvert de tomettes, tout respire la sérénité et une simplicité empreinte de bon goût. Une cheminée, un piano ouvert, des tableaux aux murs, des livres et des disques. Et le silence. Ici, l’on perçoit mieux cette idée chère au poète, pour qui la justesse de voix, recherche centrale dans son travail, va de pair avec la justesse de vie. «L’effacement soit ma façon de resplendir», écrivait-il dans L’ignorant (1958).

Découverte de la nature
Le Sud, Philippe Jaccottet, né à Moudon en 1925, l’a choisi après avoir passé quelques années à Paris, où il a rencontré sa future épouse. «J’aimais beaucoup Paris, mais au moment où j’ai connu ma femme, nous n’avons pas longtemps hésité à choisir un autre lieu. Dans cette décision, les raisons matérielles ont été très importantes: je pouvais vivre seul à Paris, en faisant des travaux de traducteur, mais à deux, puis avec des enfants, ça devenait vraiment héroïque.»
Le Midi, avec la douceur de son climat, attire le jeune couple. Avant de jouer un rôle inattendu dans l’œuvre de Philippe Jaccottet. «Quand je vivais en Suisse, je n’étais pas tellement un promeneur. Enfant, à Moudon, je préférais lire plutôt que d’aller à la campagne. Ensuite, à Lausanne, j’étais citadin et content de l’être.» A Grignan, le poète découvre la nature et ses émerveillements: «Les arbres, les forêts, les chemins ont été une sorte de révélation. Ils ont pris une importance que je n’aurais jamais imaginée. En venant ici, je pensais simplement être tranquille et tâcher de concilier le travail de traduction et celui de poésie.»

Justesse de voix
Livre charnière, La promenade sous les arbres (1957) reflète l’«expérience poétique» de cette découverte. Depuis, dans ses carnets (La semaison, notamment) ses proses (Paysages avec figures absentes…) et ses recueils de poèmes (A la lumière d’hiver…), il n’a cessé d’interroger le monde autour de lui, de traduire en mots les émotions qu’il procure. Que ce soit ces «journées dès le matin douces, lumineuses, avec les premiers mouvements d’oiseaux» ou les «étoiles voilées par les arbres, par la brume, visage de l’hiver».
Refusant l’excès, Philippe Jaccottet n’a pas son pareil pour dire avec humilité la lumière vacillante du crépuscule ou de l’aube: «Ce rose le soir sur ou dans les montagnes, ce feu. Elles sont presque des regards, une ardeur. Sous le ciel d’un bleu sans fond.» Dans leur pureté, ses poèmes et ses proses illustrent cette quête inlassable de la justesse de voix: «Chercher la justesse, c’est se tourner vers le soleil levant», notait-il il y a déjà cinquante ans.

Emerveillements
Dans ses ouvrages les plus récents, Et, néanmoins et les Carnets 1995-1998 (parus chez Gallimard en 2001) l’âge a posé un voile plus sombre: «La paume qui durcit, où l’os devient pierre; comme affleurent les rochers dans une combe tendre.»
Demeure toutefois une fragile beauté, aperçue au détour d’une page d’auteurs admirés – Gustave Roud ou Hölderlin, entre autres – ou dans le mystère de la nature. Ces violettes pâles, par exemple, «à la limite de la fadeur»: «Et comment, si frêles, peuvent-elles seulement apparaître, sortir de terre, tenir debout?»
Malgré les années passées ici, le poète continue ainsi à s’émerveiller. «Peut-être pas tout à fait autant, corrige-t-il. Ou du moins pas aussi souvent. Parce qu’on s’use un peu, on se racornit. Les choses me frappent moins. Mais si les émerveillements sont plus rares, ils existent encore avec beaucoup d’acuité.»

Amis et souvenirs
La lumière s’est adoucie. Parler de littérature avec Philippe Jaccottet est un bonheur simple et rassurant. Ses mots sont toujours précis, pondérés, jamais pédants. Il y a une modestie dans chaque phrase, une vivacité d’esprit qui impressionne, doublée de pudeur. Il parle des poètes qui étaient de ses amis. De Gustave Roud, surtout, le modèle des premiers pas, qu’il a rencontré souvent dans sa maison du Jorat, à Carrouge, et avec qui il a entretenu une passionnante correspondance (lire en page 28).
Parmi ceux qui ont compté, il évoque aussi le poète italien Giuseppe Ungaretti – qu’il a traduit, tout comme Musil, Hölderlin, Rilke, Homère ou Gongora – ou Francis Ponge, dont l’influence aurait pu être gênante: «Il était assez autoritaire dans ses convictions. En quittant Paris, j’avais aussi le désir, plus ou moins conscient, de mettre une distance avec ce type d’influence.»
A ses débuts, Philippe Jaccottet a fait une autre rencontre essentielle, celle de l’éditeur Henry-Louis Mermod, pour qui il a travaillé à Paris, dès la fin de ses études à l’Université de Lausanne. Au fil de la discussion reviennent en outre des souvenirs du «curieux destin» du poète vaudois Pierre-Louis Matthey (1893-1970) et de l’homme «extraordinairement frêle» qu’était Edmond-Henri Crisinel, autre poète de Lausanne, qui s’est suicidé en 1948, laissant avec Alectone et Nuit de juin deux des plus beaux textes nés en Suisse romande.

Les doutes, toujours
Quand il parle de poésie, Philippe Jaccottet, dit qu’elle est «affaire d’émotion, de transformation d’une expérience en rayonnement lumineux». Elle est un état, où la fraîcheur et l’immédiateté demeurent essentielles. Pour les préserver, il affirme ne pas lire les mémoires et les thèses universitaires qui lui sont consacrés, même s’il s’avoue touché par cette reconnaissance. Réconforté, aussi, puisqu’aujourd’hui encore, il se qualifie volontiers de «douteur».
«Si je ne les lis pas ou que je les feuillette seulement, c’est aussi parce que j’imagine que ces thèses ne sont pas écrites pour moi… De plus, je n’ai jamais tellement aimé réfléchir sur ce que je fais. C’est déjà assez difficile d’essayer d’écrire. Si je lisais ces analyses, je risquerais de me sentir paralysé.» En souriant, il explique que certains commentateurs mettent dans ses poèmes ce qu’ils veulent y voir. Comme cette femme, qui expliquait dans sa thèse que le titre Blason en vert et blanc renvoyait à l’allemand «blasen», souffler. «Je lui ai dit: “Ma pauvre, si j’écris blason, je pense blason…”»

Temps raccourci
Jusqu’en 1968, Philippe Jaccottet a suivi de près l’actualité littéraire, de par son activité de critique pour divers journaux de Lausanne. Depuis, il avoue avoir pris une distance. «Ce qui s’est publié ensuite correspondait moins à mes goûts. Et puis, le temps se raccourcit d’une certaine manière. J’ai davantage envie de relire certaines choses.» Avec prudence, il avance toutefois qu’il se publie aujourd’hui moins de livres passionnants. «Les grands écrivains sont plutôt d’avant-guerre que de la seconde moitié du vingtième siècle, me semble-t-il. Mais je peux me tromper…»
La poésie, elle, demeure un domaine qui le touche, même s’il estime ne plus très bien connaître les plus jeunes auteurs. Spontanément, Philippe Jaccottet cite deux poètes fribourgeois qui lui sont «très proches», Pierre Voélin et Frédéric Wandelère. Et puisque l’on évoque Fribourg, il se souvient aussi volontiers de Paul Castella, l’éditeur d’Albeuve. «Un homme courageux.»

Et la Suisse?
Dans la douceur de l’après-midi finissante, arrive Anne-Marie Jaccottet, chaleureuse et enjouée. La conversation change de ton. Le couple raconte l’évolution qui fait de Grignan une destination touristique de plus en plus prisée, en partie grâce à l’aura de Madame de Sévigné. Désormais, l’auteure du XVIIe siècle, morte au château de Grignan, est partout, sur les cartes postales comme sur les enseignes des cafés et des hôtels.
Avec toujours la même simplicité, la discussion s’attarde sur la campagne, la neige, les paysans des environs et leurs truffes, l’une des spécialités locales. Sur la Suisse aussi. «Malheureusement, du fait de l’âge, nous avons perdu ces dernières années quelques-uns de nos meilleurs amis en Suisse, explique Philippe Jaccottet. Les raisons d’y aller se raréfient. J’y ai de la famille, mais qui vient régulièrement ici.»
Les heures s’écoulent doucement. Bientôt, il est l’heure de retrouver le mistral glacé et les ruelles silencieuses. Autour de la colline de Grignan, la plaine s’étend dans la lumière orangée du soir. Quelques plaques de neige s’agrippent à la terre. Pareilles à celles de ce mois de février 1960, où Philippe Jaccottet écrivait: «Le bois ne se distingue de la terre que par sa forme. Tout est couleur de terre, presque couleur de rose, jusque là où campe la neige. J’oppose un feu de vieux bois à la neige, aux boutons neigeux de l’amandier. L’avant-printemps. Quelques paroles jetées légères.»
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POÉSIE DU xxe SIÈCLE
Une anthologie pour preuve
Les Editions La Dogana, à Genève, ont récemment publié Une constellation tout près. Poètes d’expression française du XXe siècle choisis par Philippe Jaccottet. Une anthologie qui prend la forme d’une subtile invitation à la lecture.
«J’avais du mal à écrire depuis ces toutes dernières années, explique Philippe Jaccottet. Les journées étaient un peu vides et l’an 2000 approchant poussait au bilan.» Une question s’est alors imposée: «Qu’est-ce qu’il me reste de cette passion de la poésie? De toutes ces lectures que j’ai faites pendant cinquante ans…»
Commence alors un travail de relecture, pour recueillir les poèmes «qui, à des degrés divers et pour des raisons diverses, m’ont été à quelques moments des occasions de plaisir, d’émotion, d’admiration», écrit-il dans la préface. Il le fait d’abord sans penser à une publication: «Je tapais les poèmes à la machine, avec le plaisir de mettre les choses sur la page.» Le directeur de La Dogana, un de ses neveux, décide ensuite de les publier.
Au total, une cinquantaine de poètes, tous décédés, figurent dans l’anthologie, de Paul-Jean Toulet à Bernard Simeone, en passant par Claudel, Apollinaire, Supervielle, Ponge, Char, Follain, Guillevic ou André du Bouchet. Sans oublier les Suisses, Ramuz, Pierre-Louis Matthey, Edmond-Henri Crisinel, Gustave Roud ou Nicolas Bouvier.
Si ce travail a permis à Philippe Jaccottet de se replonger dans l’œuvre de certains auteurs («C’était merveilleux de redécouvrir Paul-Jean Toulet, que j’avais peu lu»), il a aussi débouché sur la découverte d’une particularité française: «J’ai très souvent choisi des poèmes qui se rapprochent de la chanson. Chez Audiberti ou Tardieu par exemple. Même chez René Char, à l’égard de qui j’ai des réticences, je me suis aperçu que je choisissais des poèmes proches de la chanson. Comme si les poètes correspondaient à cette image de l’art français. La musique, c’est Rameau et Debussy plutôt que le grandiose.»
Ce précieux panorama, Philippe Jaccottet le considère comme complémentaire à ses chroniques antérieures – réunies dans L’entretien des muses et Une transaction secrète – où il commentait nombre de ces auteurs: «Mon travail critique ne visait pas à approfondir la connaissance de la poésie, mais était plutôt une sorte de publicité, au sens noble du mot. Avec cette anthologie, c’est comme si j’apportais les preuves de ce que je disais.»

Une constellation tout près, poètes d’expression française du XXe siècle choisis par Philippe Jaccottet, La Dogana


PHILIPPE JACCOTTET ET...

La place de la poésie aujourd’hui. «Les rares fois où je suis allé parler à des étudiants, j’ai été étonné de constater que de très jeunes gens conservent une curiosité pour la poésie. A l’époque où j’étais à l’Université, à Lausanne, nous n’étions déjà que deux ou trois à en lire. Ensuite, durant la période du structuralisme, des poèmes comme les miens n’étaient pas du tout lus. La poésie a, depuis, retrouvé un intérêt aux yeux des universitaires. Donc, je ne pense pas qu’on en lise moins aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Ce qui est plutôt réconfortant, dans la débâcle générale du monde.»
Le travail sur le poème. «Pour moi, il n’y a jamais eu de gros travail de retouche. Ça ne fait pas très sérieux de l’avouer, mais c’est vrai. Mes poèmes sont écrits assez rapidement et quand ce n’est pas le cas, ils sont souvent moins bons. Je ne veux pas dire que je n’ai jamais rien retouché, en particulier plus tard dans ma vie, parce que la part de la raison devient plus forte que celle de l’inspiration. Mais très souvent, ces retouches me donnaient l’impression de tomber dans la fabrication. On sort de cet état d’osmose avec le monde extérieur, d’où naît la poésie, pour, de l’extérieur, essayer de faire mieux. Le danger est alors de gâter en corrigeant.»
Les doutes. «J’ai toujours des doutes sur l’intérêt de ce que je fais. Même s’ils diminuent un peu… C’est ennuyeux de répéter que ce que l’on a fait n’est pas bien: les gens en sont très agacés! Mais si je compare à Paul Celan, par exemple, je trouve que mes poèmes ne sont vraiment rien par rapport à cette force, à cette cohérence, à ce génie. Intérieurement, les doutes subsistent et prennent aussi la forme de questionnements: «Qu’est-ce que je fais?» Quand on voit le monde d’aujourd’hui, avec cette guerre qui malheureusement se prépare, comment ne pas se dire: “Pourquoi écris-tu encore?”»
Ses carnets. «J’ai commencé à prendre des notes, essentiellement parce que je devais traduire énormément. Les carnets me permettaient de sauvegarder une petite activité personnelle. J’ai commencé en 1952, sans penser à une publication. Plus tard, je me suis aperçu que si je les débarrassais de certaines imperfections, ces notes étaient peut-être aussi dignes d’intérêt que les poèmes ou les proses. Parce qu’il y a le côté immédiat de la chose non réalisée, jetée comme les ébauches en peinture, souvent plus touchantes que les œuvres achevées. Depuis quelques mois, malheureusement, je ne tiens plus du tout ces carnets… Je pense qu’il ne faut pas se forcer, que tout doit venir d’une émotion. Je ne suis pas tout à fait dans le désert des dernières années de Gustave Roud, mais je comprends de plus en plus ce qu’est la vieillesse dont il se plaint dans son Journal.»
Les théories littéraires. «A ma grande honte, je suis particulièrement étranger à la science de la littérature. Je n’ai pas lu les grands auteurs ou les philosophes de la langue, par exemple. Au fond, je ne suis pas tellement passionné de littérature! Pour moi c’est une affaire d’émotion, de transformation d’une expérience en rayonnement lumineux. Comment tout cela se construit ne m’intéresse pas tellement… Je suis toutefois quelqu’un du XXe siècle écoulé et je ne peux pas écrire comme les poètes archaïques, avec la force du commencement. Je parle souvent de fraîcheur et d’immédiateté, mais je ne suis pas totalement naïf: j’ai fait des études, j’ai lu beaucoup de livres. Je ne veux pas jouer au primitif.»
La beauté. «Dès les proses de La promenade sous les arbres, qui reflète la découverte de la beauté de la nature autour de moi, il y a eu un aspect réflexif: “Qu’est-ce que ça signifie?
Est-ce que ça a un sens par rapport à l’histoire, aux événements?” C’est devenu une question presque centrale, qui rejoint sûrement la philosophie. Sans en être du tout, parce que c’est intuitif. Cette réflexion, je la fais avec les moyens du bord, plutôt sensibles, et non pas avec ceux dont disposent certains grands poètes, qui ont une pensée plus solide que la mienne. Que signifie cette absurdité de dire: “Je n’ai jamais rien vu de plus beau que ce verger de cognassiers”? Cette sorte d’exaltation, de pâmoison devant les fleurs peut paraître ridicule. Alors que je sais très bien qu’il s’agit d’autre chose. Par conséquent, ça mérite réflexion. D’abord parce qu’il est difficile de traduire en mots ce mystère de la beauté: on a beau dire qu’à l’heure actuelle on ne peut plus employer ce terme, je ne le pense pas du tout. Dieu sait si nous avons davantage l’occasion de parler de l’horreur… Ce qui n’empêche absolument pas la beauté du monde, celle des êtres et des œuvres.»


Eric Bulliard
20 février 2003

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