MAGAZINE Autour du dernier livre de Luc Ferry

La philosophie, pour devenir adulte

Pour Luc Ferry, qui vient de publier un «Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations», la philosophie est une exigence de lucidité. Et la politique? C’est autre chose…


Luc Ferry: «La philosophie est une exigence de pensée qui ne va pas disparaître»

 

Un magazine de philosophie vient de sortir en kiosque. Votre livre connaît un succès considérable et les philosophes sont à nouveau des gens fréquentables. Pourquoi ce retour de la philosophie?
Luc Ferry. Depuis que je suis tout petit, j’entends dire que la philosophie revient. C’est peut-être vrai, mais j’ai le souvenir de philosophes de premier plan – Heidegger, Bergson, Sartre – qui ont eu une très grande influence. Cette idée d’un retour de la philosophie est peut-être liée au fait que nous avons cru qu’elle était morte. Quand j’étais étudiant, le thème omniprésent était la mort de la philosophie. Je crois que nous nous sommes fait peur. La philosophie est une exigence de pensée qui ne va pas disparaître. Aujourd’hui, nous sommes pris entre deux feux. D’un côté les grandes religions – pour lesquelles j’ai beaucoup de respect – qui sont envahissantes, oppressantes même comme vient de le montrer l’affaire des caricatures de Mahomet. De l’autre côté, le seul discours qui nous est offert pour surmonter les peurs, pour essayer de bien vivre, d’être adulte, c’est le discours psychanalytique. La psychologie ne règle pas la question de la mort. Face aux religions et aux psychothérapies, le discours philosophique est un discours de lucidité.

– La religion remplit pourtant sa tâche. N’offre-t-elle pas des réponses à nos questions fondamentales?
Si vous êtes croyant et que vous vous tournez vers la religion chrétienne qui parle de la résurrection des âmes et des corps, si vous croyez cela, eh bien, banco! Je n’ai rien à vous dire d’autre. Mais si vous n’y croyez pas… allez voir ailleurs. Les promesses de la philosophie sont peut-être moins grandioses, mais elles sont plus lucides à mes yeux. Et je pense que mieux vaut affronter directement et avec lucidité la question de la mort plutôt que de se consoler avec des promesses chrétiennes. A quoi ça sert de vieillir? Comment vivre le deuil d’un être aimé? Si vous n’êtes pas croyant, vous êtes bien obligé de réfléchir à ces questions en d’autres termes que ceux d’une doctrine du salut garantie par Dieu.
Pour moi, la philosophie est une doctrine du salut sans Dieu. C’est une doctrine du salut par soi et par la raison. Non par un autre et par la foi. Reprenez les grands philosophes grecs. Ce qu’ils nous disent, c’est que la grande peur première est la peur de la mort. La philosophie nous aide à la surmonter, c’est-à-dire à devenir adulte. Cette promesse-là de la philosophie, si vous n’êtes pas croyant, ça vaut la peine d’aller la voir de près.

– La peur… Vous avez écrit lors des manifestations contre le CPE en France que les jeunes étaient maintenant animés par la peur de l’avenir, et que cela n’était assurément pas la qualité habituelle liée à cette période de la vie.
Une première chose pour éviter les malentendus: j’ai toujours eu horreur de parler des jeunes globalement, comme s’il s’agissait d’une ethnie. Les jeunes sont des humains qui ne sont pas encore vieux, mais ce n’est pas une ethnie. Ce n’est pas un groupe à part. Le fait d’ethniciser les âges a quelque chose de terrifiant. Bien sûr qu’il y a des traits communs aux âges, mais on fait aujourd’hui comme si c’était des tribus, c’est presque insultant. Prenons les militants anti-CPE. Ils forment une petite catégorie. Ce qui me frappe, ce n’est pas le fait qu’ils aient peur, cela n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau depuis une trentaine d’années, c’est que nous assistons à une déculpabilisation de la peur. Quand j’étais enfant, la peur était perçue comme une passion plutôt négative. On nous faisait comprendre que devenir adulte c’était bien et que cela consiste d’abord et avant tout à surmonter ses peurs. Ce qui a changé, ce n’est pas une question de jeunes et de vieux. C’est une question d’histoire. Sous l’effet du pacifisme et de l’écologie, la peur a été déculpabilisée. Au lieu d’être une passion négative, elle est présentée comme une passion positive parce que la peur serait le début de la sagesse. C’est grâce à la peur que l’on comprend que le monde est dangereux, que le développement n’est pas durable, que l’industrialisation et la mondialisation sont porteuses d’effets pervers pour l’environnement. Sous l’effet de cette approche qui n’est pas fausse, on a largement déculpabilisé la peur, comme on a déculpabilisé la colère en raison de la valorisation des révoltes et de la contestation.

– Une évolution importante?
Deux passions profondément négatives, la peur et la colère, sont devenues des passions positives. Je pense qu’il y a là quelque chose d’inquiétant qui conduit un certain nombre de jeunes gens à se poser en victimes, à se dire la génération sacrifiée, parce qu’il y a de la précarisation dans l’emploi. Cette position est insupportable. Avoir vingt ans en 1914, en 1930, ou en 1950 avec les départs pour la guerre d’Algérie, ou aujourd’hui à Bagdad, est-ce pire que d’avoir vingt ans dans le VIe arrondissement de Paris? Il ne faut pas dérailler… Nous sommes tombés sur la tête. Jamais la vie n’a été aussi douce que dans nos sociétés aujourd’hui. Jamais on a eu un tel mélange de liberté et de bien-être.
Nous vivons maintenant une espèce de désir d’être victimes qui est complètement cinglé. Relisez Les Miséra-bles de Victor Hugo ou regardez le socialisme utopique au milieu du XIXe siècle. Même dans leurs rêves les plus fous, les utopistes n’imaginaient pas obtenir le centième de ce qu’un bébé en Suisse ou en France a en termes de potentiel, d’accès à la culture, à la santé, de liberté de critiquer son gouvernement, de chance d’entrer dans des systèmes éducatifs qui, à l’échelle de l’histoire, sont les meilleurs du monde.

La France ingouvernable?

– Vous ne pourrez éviter la question qui s’adresse à l’ancien ministre de l’Education nationale
du gouvernement Raffarin. Alors, la France, une démocratie ingouvernable…
Luc Ferry.
Je vois… Habituellement, quand j’aborde ce sujet, on me dit: «Ah oui! Ferry, il prétend que les démocraties sont ingouvernables. Il le dit parce qu’il vient de la société civile et qu’il cherche à excuser son échec.» Regardez pourtant les vrais politiciens. Jamais je n’ai vu pire, actuellement, que la politique laissée aux professionnels. Même en termes de tactique, ils sont nuls. Je ne crois pas qu’un seul d’entre eux ait montré quelque chose de positif depuis trois ans. Que ce soit Laurent Fabius qui a appelé à voter contre le projet de Constitution européenne, au mépris de tout ce qu’il avait défendu depuis quarante ans, ou que ce soit le président Chirac, les professionnels de la politique ne me font pas grande impression.

– Je vous sens désabusé…
Non, je me sens comme la majorité des Français, extrêmement heureux sur le plan personnel et consterné sur le plan politique. Ça n’a jamais été aussi bien dans ma vie et je n’ai jamais vu un fiasco pareil de la part des politiques… Alors, oui, il faut ouvrir la politique à la société civile.

 

Claude Zurcher
27 juin 006

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