MAGAZINE Maurice Demierre

Les vingt ans d’une icône

Assassiné à 29 ans le 16 février 1986 par des miliciens de la Contra au Nicaragua, Maurice Demierre arrivait au terme de son engagement au service des paysans de la région de Somotillo avec Frères sans frontières. Parmi les divers projets qui commémorent les vingt ans de sa mort: un voyage au Nicaragua sur les traces de l'agronome bullois.

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Juillet 1983: Maurice Demierre délimite la propriété d’une des coopératives de la municipalité de Villanueva (Rob Brouwer)

 

«Il était spécial Maurice, vraiment spécial…» Le regard de Jacqueline Demierre brille à l’évocation de ce fils assassiné par la Contra voilà vingt ans au Nicaragua, ce fils qui lutta pour la paix aux côtés des plus pauvres, ce fils qui n’a jamais cessé d’être présent. Non seulement sur les photos qui ornent les murs de son appartement à la rue de la Berra à Bulle – Maurice objecteur de conscience pipe à la bouche à sa sortie de prison, Maurice coopérant avec sa compagne Chantal Bianchi au milieu des paysans nicaraguayens – mais surtout à travers les graines qu’il a semées.

Un homme contagieux
«Un voyage au Nicaragua, six mois après sa mort, et je me sentais aussi engagée. J’avais pris cette histoire à cœur», confie Jacqueline Demierre, 78 ans. C’est ainsi qu’elle fonde en mai 1999 l’«Association Maurice Demierre… et la vie continue» avec Chantal Bianchi, et son frère Claude Bianchi. Une association qui compte actuellement 120 membres et qui soutient 42 bourses d’études octroyées à des jeunes Nicaraguayens pour qu’ils puissent fréquenter l’école primaire et secondaire. «Maurice est allé au bout de son rêve. Il a été contagieux.»
Contagieux, Maurice Demierre l’a tout d’abord été pour sa compagne Chantal Bianchi. Après l’assassinat, elle trouve la force de parcourir le monde pour témoigner de la guerre et de l’injustice, puis renoue avec le théâtre, devient comédienne et tombe amoureuse. Elle vit aujourd’hui avec son compagnon Thierry Crozat et leurs deux fils, près d’Yverdon, dans une coopérative d’habitations qu’ils ont créée avec les membres de la troupe les arTpenteurs. Le spectacle qu’ils ont monté tous ensemble en hommage à Maurice Demierre est à découvrir à Bulle le 25 mars prochain (voir ci-dessous).

Sur la trace del Mauricio
Contagieux, Maurice l’a encore été pour sa belle-sœur, Anne-Claude Demierre, qui se lance en politique. «Son décès a remis en question nos vies, notre façon de voir les choses. L’envie de m’engager, à mon niveau, pour un monde plus juste, plus social, plus solidaire, je la lui dois», témoigne la députée socialiste qui vient d’achever son année de présidence au Grand Conseil. Très marquée par ce beau-frère «extraordinaire», la Touraine s’est envolée jeudi dernier pour le Nicaragua, aux côtés de sa belle-mère et de Chantal Bianchi, ainsi que de plusieurs parlementaires suisses et fribourgeois.
L’objectif de ce pèlerinage de dix jours mis sur pied par l’organisation non gouvernementale E-Changer (anciennement Frères sans frontières) et l’Association Maurice Demierre est de rendre hommage au jeune militant décédé tragiquement quelques jours avant ses 29 ans. Mais aussi de se demander ce qu’il reste, vingt ans après, de l’engagement et de l’utopie révolutionnaire au Nicaragua.
Attiré comme de nombreux autres volontaires dans les années 1980 par le modèle de révolution sociale nicaraguayen, Maurice Demierre mit son savoir au profit des paysans déshérités. Son diplôme de l’Ecole d’agriculture de Grangeneuve lui permit de les soutenir dans leur travail agricole. «Il aurait aimé tout savoir, tout apprendre pour aller les aider, témoigne sa maman. Pas seulement cultiver, réparer des voitures, faire de la maçonnerie, mais aussi les soigner. Son seul regret était d’ailleurs d’avoir été refusé par les sœurs à la sortie du collège et de ne pas avoir pu apprendre les premiers soins.»

Entre crainte et espoir
A l’heure de boucler ses valises, Chantal Bianchi éprouvait un mélange de crainte et de joie. Crainte, à l’idée de voir les dégâts du néolibéralisme. Car si les conflits armés ont cessé au début des années 1990 au Nicaragua, l’économie libérale a aggravé la pauvreté, qui touche près de la moitié de la population, en particulier les femmes et les enfants. Et plaisir, à l’idée de retrouver tous ces gens qu’elle a aimé, dont elle a partagé le quotidien durant quatre ans, dont elle a appris l’histoire d’oppression sous la dictature sanguinaire de Somoza, qui lui ont tant apporté et dont elle a défendu la cause.
Au milieu de la place de Somotillo, une modeste tombe: celle de Maurice Demierre. «Nous y avions peint à l’acryle une gerbe de blé et une colombe», se souvient Jacqueline, émue à l’idée de se pencher à nouveau sur l’épitaphe («Semence, prophète, chrétien engagé») le 16 février prochain. Les pauvres de cette région verdoyante n’oublieront pas «el Suizo». Ni «la mama del Mauricio», qu’ils accueillirent avec tant de chaleur lors de son premier voyage au Nicaragua durant l’été 1986: «Ils n’avaient rien et ils m’ont donné du courage.»

 

«Pour tous les vivants»

Le voyage pèlerinage qui se poursuit jusqu’au 18 février au Nicaragua donnera lieu à d’autres commémo-rations: un documentaire réalisé en partie sur place par Claude Bianchi et Stéphane Gaël intitulé «Maurice Demierre et l’esprit révolutionnaire au Nicaragua» et un spectacle proposé par la troupe des arTpenteurs. «La pièce est née du désir de créer quelque chose autour de cette date symbolique. Comme je suis comédienne, c’est ma façon de rendre hommage
à Maurice», confie Chantal Bianchi, à l’origine de Celle qui reste et tous les vivants.
Ce cabaret théâtral que les Gruériens pourront découvrir le 25 mars à Bulle met les morts en scène. «On s’est rendu compte que de faire parler les morts était libérateur pour les vivants», poursuit la comédienne et directrice de la troupe professionnelle et indépendante des arTpenteurs. Après le très bel accueil
qu’elle a reçu a L’Echandole d’Yverdon, la pièce sera jouée en espagnol sur la tombe même de Maurice Demierre à Somotillo. «J’espère qu’on aura respecté la mémoire collective de cette histoire, pour que les Nicaraguayens puissent s’y retrouver.»

Bulle, le 25 mars, fête de commémoration en l’honneur de Maurice Demierre, avec la chorale de Pierre Huwiler, une table ronde avec des membres de la délégation qui se rend au Nicaragua et le spectacle des arTpenteurs

Le 16 février 1986

«C’est trop triste», glisse Jacqueline Demierre en remettant la photo dans une enveloppe. Sur la camionnette Toyota jaune, se détache le sang de son fils.
Ce dimanche soir 16 février 1986, à Somotillo dans le nord-ouest du Nicaragua, Maurice Demierre tombait sous les balles de la Contra, alors qu’il raccompagnait un groupe de femmes et d’enfants, au retour d’un chemin de croix pour la paix. Cinq d’entre elles succombèrent avec lui. La nouvelle ne parvint que le lendemain matin à ses parents: Jacqueline et Milou Demierre.
Les contre-révolutionnaires financés par les Etats-Unis, désireux de torpiller la révolution nicaraguayenne, étaient coutumiers de telles embuscades, destinées à terroriser la population pour l’empêcher de collaborer aux projets soutenus par le Gouvernement sandiniste.
Malgré les attaques qui décimaient la population, Maurice Demierre avait choisi d’appuyer les Nicaraguayens et de partager leurs conditions de vie. Il avait envisagé et accepté le risque suprême, écrivant que s’il lui arrivait malheur, il devrait être enterré parmi eux. Il est devenu comme il le souhaitait cet «humus qui féconde la terre»: entre le Nicaragua et la Suisse.


Claire-Lyse Donnet
11 février 2006

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