«Il était
spécial Maurice, vraiment spécial
» Le regard
de Jacqueline Demierre brille à lévocation de ce
fils assassiné par la Contra voilà vingt ans au Nicaragua,
ce fils qui lutta pour la paix aux côtés des plus pauvres,
ce fils qui na jamais cessé dêtre présent.
Non seulement sur les photos qui ornent les murs de son appartement
à la rue de la Berra à Bulle Maurice objecteur
de conscience pipe à la bouche à sa sortie de prison,
Maurice coopérant avec sa compagne Chantal Bianchi au milieu
des paysans nicaraguayens mais surtout à travers les graines
quil a semées.
Un homme contagieux
«Un voyage au Nicaragua, six mois après sa mort, et je
me sentais aussi engagée. Javais pris cette histoire à
cur», confie Jacqueline Demierre, 78 ans. Cest ainsi
quelle fonde en mai 1999 l«Association Maurice Demierre
et la vie continue» avec Chantal Bianchi, et son frère
Claude Bianchi. Une association qui compte actuellement 120 membres
et qui soutient 42 bourses détudes octroyées à
des jeunes Nicaraguayens pour quils puissent fréquenter
lécole primaire et secondaire. «Maurice est allé
au bout de son rêve. Il a été contagieux.»
Contagieux, Maurice Demierre la tout dabord été
pour sa compagne Chantal Bianchi. Après lassassinat, elle
trouve la force de parcourir le monde pour témoigner de la guerre
et de linjustice, puis renoue avec le théâtre, devient
comédienne et tombe amoureuse. Elle vit aujourdhui avec
son compagnon Thierry Crozat et leurs deux fils, près dYverdon,
dans une coopérative dhabitations quils ont créée
avec les membres de la troupe les arTpenteurs. Le spectacle quils
ont monté tous ensemble en hommage à Maurice Demierre
est à découvrir à Bulle le 25 mars prochain (voir
ci-dessous).
Sur la trace
del Mauricio
Contagieux, Maurice la encore été pour sa belle-sur,
Anne-Claude Demierre, qui se lance en politique. «Son décès
a remis en question nos vies, notre façon de voir les choses.
Lenvie de mengager, à mon niveau, pour un monde plus
juste, plus social, plus solidaire, je la lui dois», témoigne
la députée socialiste qui vient dachever son année
de présidence au Grand Conseil. Très marquée par
ce beau-frère «extraordinaire», la Touraine sest
envolée jeudi dernier pour le Nicaragua, aux côtés
de sa belle-mère et de Chantal Bianchi, ainsi que de plusieurs
parlementaires suisses et fribourgeois.
Lobjectif de ce pèlerinage de dix jours mis sur pied par
lorganisation non gouvernementale E-Changer (anciennement Frères
sans frontières) et lAssociation Maurice Demierre est de
rendre hommage au jeune militant décédé tragiquement
quelques jours avant ses 29 ans. Mais aussi de se demander ce quil
reste, vingt ans après, de lengagement et de lutopie
révolutionnaire au Nicaragua.
Attiré comme de nombreux autres volontaires dans les années
1980 par le modèle de révolution sociale nicaraguayen,
Maurice Demierre mit son savoir au profit des paysans déshérités.
Son diplôme de lEcole dagriculture de Grangeneuve
lui permit de les soutenir dans leur travail agricole. «Il aurait
aimé tout savoir, tout apprendre pour aller les aider, témoigne
sa maman. Pas seulement cultiver, réparer des voitures, faire
de la maçonnerie, mais aussi les soigner. Son seul regret était
dailleurs davoir été refusé par les
surs à la sortie du collège et de ne pas avoir pu
apprendre les premiers soins.»
Entre crainte
et espoir
A lheure de boucler ses valises, Chantal Bianchi éprouvait
un mélange de crainte et de joie. Crainte, à lidée
de voir les dégâts du néolibéralisme. Car
si les conflits armés ont cessé au début des années
1990 au Nicaragua, léconomie libérale a aggravé
la pauvreté, qui touche près de la moitié de la
population, en particulier les femmes et les enfants. Et plaisir, à
lidée de retrouver tous ces gens quelle a aimé,
dont elle a partagé le quotidien durant quatre ans, dont elle
a appris lhistoire doppression sous la dictature sanguinaire
de Somoza, qui lui ont tant apporté et dont elle a défendu
la cause.
Au milieu de la place de Somotillo, une modeste tombe: celle de Maurice
Demierre. «Nous y avions peint à lacryle une gerbe
de blé et une colombe», se souvient Jacqueline, émue
à lidée de se pencher à nouveau sur lépitaphe
(«Semence, prophète, chrétien engagé»)
le 16 février prochain. Les pauvres de cette région verdoyante
noublieront pas «el Suizo». Ni «la mama del
Mauricio», quils accueillirent avec tant de chaleur lors
de son premier voyage au Nicaragua durant lété 1986:
«Ils navaient rien et ils mont donné du courage.»
«Pour
tous les vivants»
Le
voyage pèlerinage qui se poursuit jusquau 18 février
au Nicaragua donnera lieu à dautres commémo-rations:
un documentaire réalisé en partie sur place par Claude
Bianchi et Stéphane Gaël intitulé «Maurice
Demierre et lesprit révolutionnaire au Nicaragua»
et un spectacle proposé par la troupe des arTpenteurs. «La
pièce est née du désir de créer quelque
chose autour de cette date symbolique. Comme je suis comédienne,
cest ma façon de rendre hommage
à Maurice», confie Chantal Bianchi, à lorigine
de Celle qui reste et tous les vivants.
Ce cabaret théâtral que les Gruériens pourront découvrir
le 25 mars à Bulle met les morts en scène. «On sest
rendu compte que de faire parler les morts était libérateur
pour les vivants», poursuit la comédienne et directrice
de la troupe professionnelle et indépendante des arTpenteurs.
Après le très bel accueil
quelle a reçu a LEchandole dYverdon, la pièce
sera jouée en espagnol sur la tombe même de Maurice Demierre
à Somotillo. «Jespère quon aura respecté
la mémoire collective de cette histoire, pour que les Nicaraguayens
puissent sy retrouver.»
Bulle, le 25
mars, fête de commémoration en lhonneur de Maurice
Demierre, avec la chorale de Pierre Huwiler, une table ronde avec des
membres de la délégation qui se rend au Nicaragua et le
spectacle des arTpenteurs
Le
16 février 1986
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«Cest trop triste»,
glisse Jacqueline Demierre en remettant la photo dans une enveloppe.
Sur la camionnette Toyota jaune, se détache le sang de
son fils.
Ce dimanche soir 16 février 1986, à Somotillo
dans le nord-ouest du Nicaragua, Maurice Demierre tombait sous
les balles de la Contra, alors quil raccompagnait un groupe
de femmes et denfants, au retour dun chemin de croix
pour la paix. Cinq dentre elles succombèrent avec
lui. La nouvelle ne parvint que le lendemain matin à
ses parents: Jacqueline et Milou Demierre.
Les contre-révolutionnaires financés par les Etats-Unis,
désireux de torpiller la révolution nicaraguayenne,
étaient coutumiers de telles embuscades, destinées
à terroriser la population pour lempêcher
de collaborer aux projets soutenus par le Gouvernement sandiniste.
Malgré les attaques qui décimaient la population,
Maurice Demierre avait choisi dappuyer les Nicaraguayens
et de partager leurs conditions de vie. Il avait envisagé
et accepté le risque suprême, écrivant que
sil lui arrivait malheur, il devrait être enterré
parmi eux. Il est devenu comme il le souhaitait cet «humus
qui féconde la terre»: entre le Nicaragua et la
Suisse.
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