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Quand sonnera la fin du pétrole

En menaçant de multiplier par quatre le prix de son gaz et en suspendant provisoirement ses livraisons à l’Ukraine, la Russie a fait la démonstration de la puissance de l’arme énergétique. Qu’en sera-t-il demain lorsque le pétrole bon marché viendra à manquer? Déjà les premiers signes se manifestent. Dans son livre «Pétrole apocalypse», Yves Cochet, ancien ministre de Lionel Jospin, annonce des risques terrifiants pour nos démocraties.

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Yves Cochet: «Dès maintenant, notre civilisation n’a guère d’autre choix que d’organiser la sobriété énergétique par la réduction de nos consommations dans tous les domaines»

 

Faillite de l’agriculture, de la production de masse, de la grande distribution… Fin de la mondialisation en raison des coûts prohibitifs du transport des marchandises, disparition du tourisme à grande échelle, et peut-être explosion de l’Europe communautaire… Mise en danger de nos démocraties, tensions sociales, nouvelles guerres pour la possession des réserves pétrolières… Seule la survie à l’échelle des régions sera possible, sorte de retour à un mode de production antérieur à la révolution industrielle.
Les perspectives d’un monde où le pétrole bon marché aura disparu sont saisissantes. Cette vision, Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement du gouvernement Jospin, l’a dressée après une analyse serrée du secteur de l’énergie pétrolière. L’unique solution à ses yeux: devenir une société de la sobriété.

– Vous annoncez ni plus ni moins la fin du monde tel que nous le connaissons, c’est-à-dire la fin d’une société dont les bases reposent sur la consommation de pétrole bon marché. Votre livre a même des accents millénaristes. Comment être convaincu que nous sommes à la veille d’un changement majeur ?
Yves Cochet. Ce n’est pas seulement une question de communication. Je suis plutôt rationaliste et raisonnable, froidement statisticien, et je fais de la politique depuis trente ans. Je crois que le monde politique – c’est aussi vrai pour le milieu syndical ou associatif – se fonde maintenant sur des rivalités de personnes ou sur la défense de valeurs que l’on croît intangibles – mais cette façon de voir le monde date de trente ans, voire du XIXe siècle.
Les propositions politiques des Verts échoueront lamentablement s’ils ne changent pas leur manière de considérer la question de l’énergie et du pétrole. C’est pourquoi je veux nous débarrasser de tous les a priori sur la marche du monde. Essayons de le regarder le plus objectivement possible. C’est pour cela que j’ai écrit ce livre.

– Vous annoncez pourtant l’échec de toutes les politiques actuelles en matière d’énergies renouvelables. N’est-ce pas de votre part une manière de noircir le trait pour mieux faire passer votre propos?
Non, je persévère dans mes analyses. J’aimerais simplement que nous évitions le choc à venir. J’ai beaucoup étudié les statistiques, fait de nombreuses interviews. Ce qui est aujourd’hui clair pour les spécialistes, c’est que la décroisssance du pétrole arrivera dans quelques années. L’ensemble de la production mondiale de pétrole devrait atteindre son pic maximal vers 2007, puis décliner ensuite de 2,5% par an.

– Soyons juste, tout n’est pas noir dans votre vision de l’avenir. La diminution du tourisme de masse, la mise à mal de la grande distribution et des transports aberrants de marchandises, la fin de la mondialisation et même la démondialisation qui suivra…
Prenons l’exemple du tourisme de masse dont il est bon de préciser qu’un milliard d’individus seulement en profite. La fin du pétrole bon marché, c’est la fin des billets d’avion à prix cassé. L’industrie du tourisme sera durement frappée. Je pense même que Air France, British Airways ou Lufthansa n’existeront plus en 2025. Quand à Easy Jet, il va disparaître avant 2010.
Mais ce qui m’intéresse, ce ne sont pas ce genre de prévisions, mais les conséquences sociales et économiques qui résulteront des prix forts du pétrole.

– Et notamment la solidité du système démocratique, dont l’expansion, ces soixante dernières années, est liée à un succès économique reposant sur un pétrole bon marché.
Je dirais que l’énergie bon marché permet une forme de démocratie libérale, sans parler spécifiquement du libéralisme. Si le pétrole devient plus rare et par conséquent plus cher, je crains pour la survie de la démocratie dans les formes actuelles, c’est-à-dire mondialisée.
Avec un pétrole cher, la démondialisation n’est pas seulement liée à des questions de proximité pour réduire les coûts, c’est aussi une manière de soutenir une démocratie de proximité plus locale, plus régionale. Les grandes institutions comme l’ONU et l’Union européenne n’ont pas beaucoup d’avenir.

– Consommer sur place, en l’absence de chaîne de distribution alimentaire. C’est une véritable révolution…
J’ai été très européen pendant des années et j’ai occupé un siège de député à Bruxelles entre 1989 et 1994. C’est une très belle idée, l’Europe, mais, simplement pour des raisons thermodynamiques, ça ne marchera plus. Plus nos institutions seront locales, plus elles auront une chance d’être démocratiques. Nous mourrons de faim si notre dépendance aux transporteurs n’est pas réduite. J’ajoute que nous ne savons pas gérer une société qui a une décroissance sur plusieurs années. Nos modèles ont toujours tablé sur une croissance continue. Je ne suis pas un partisan de la décroissance, mais elle sera inéluctable pour des questions géologiques, économique et géopolitique. Nous devons nous y préparer.

– Notre capacité d’adaptation est pourtant formidable…
J’ai été chercheur pendant vingt-cinq ans. C’est vrai, nos sociétés ont des forces exceptionnelles. Mais je crois que la fin du pétrole bon marché marquera un coup mortel, et ce coup arrivera plus vite que nous l’imaginons. Nous sommes déjà à 60 dollars le baril. Quand il sera à 200 dollars, voire plus, comment réagirons-nous ? Demain ne sera pas comme aujourd’hui. Miser sur les énergies durables n’est pas envisageable à court terme. Il faudrait un demi-siècle sans doute pour les adapter. Or, nous sommes dans une course de vitesse. Je crains que la dépression pétrolière n’aille plus vite que l’adaptation économique. Ce que nous pouvons faire, ce n’est pas d’éviter le choc, mais de l’amoindrir dans ses effets sociaux et économiques, c’est-à-dire protéger les plus pauvres.
Les seuls qui ont anticipé ce choc, ce sont les Américains car leur prospérité a été faite, historiquement, sur un pétrole bon marché. Depuis vingt-cinq ans, ils ont cette idée que le pétrole deviendra plus rare et plus cher. Ils ont donc mis en place la seule politique cohérente selon eux et dépensent des centaines de milliards de dollars par an pour avoir du pétrole pour eux seuls. Ils emploieront tous les moyens, notamment la guerre. C’est une politique que je conteste totalement, mais c’est une vrai politique.

Yves Cochet, Pétrole apocalypse, Editions Fayard

L’Ukraine et la caution démocratique

Victoire de la démocratie en Ukraine par l’arrivée au pouvoir de Iouchtchenko, en novembre 2004! Yves Cochet porte un jugement moins romantique sur cette élection. La sanction par l’arme énergétique que la Russie vient de prendre à l’encontre de l’Ukraine semble lui donner raison.
Il faut savoir, écrit Yves Cochet, que dans la partie nord de la mer Caspienne, un énorme gisement d’hydrocarbures a été découvert en 2000. Il pourrait contenir jusqu’à 30 milliards de barils de pétrole et environ 4000 milliards de mètres cubes de gaz naturel. L’acheminement de cette manne vers l’Europe occidentale ne peut valablement se faire que par l’Ukraine, car la mer Caspienne est fermée; pas question de passer par l’Iran, ni d’espérer dans les capacités trop réduites du pipe-line Bakou-Tbilissi-Ceyhan vers la Méditerranée, ni encore de traverser la Russie ou les détroits du Bosphore et des Dardanelles, surexploités. La solution s’appelle l’Ukraine.
«Ce pays se devait de passer à l’Ouest lors des élections de novembre 2004, écrit Yves Cochet. Il fallait l’y aider. Les Américains déployèrent la fondation gouvernementale National endowment for democratcy (NED) – qui avait déjà servi à renverser Milosevic à Belgrade en 2000, la fondation Open society de Georges Soros, ainsi que la fondation Carnegie, et, pour la manipulation médiatique, le groupe néoconservateur Freedom house de Washington. Il a organisé des sondages truqués indiquant une opinion ukrainienne majoritairement en faveur de Iouchtchenko. Parallèllement, les fondations américaines combinaient les manifestations “spontanées” de la “révolution orange” à grand renfort de bus remplis de manifestants, hébergés et chauffés dans des centaines de tentes, distraits par les sound systems, les shows laser et les écrans plasma. Kiev vaut bien une masse de dollars… L’enjeu qui s’est dénoué en Ukraine entre 2004 et 2005 n’est donc pas tant une question de démocratie qu’une victoire souterraine des pétroliers occidentaux contre les pétroliers russes et chinois.» Et les mesures de rétorsion après l’annonce par Gazprom, le 6 juin 2005, de vendre à l’Ukraine son gaz au prix européen, sont maintenant en place…


Propos recueillis par
Claire-Lyse Donnet

17 janvier 2005

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