MAGAZINE
Histoire
De
lenfant «utile» à lenfant «précieux»
Pourquoi
et comment investir dans léducation des enfants? En étudiant
la période 1860-1930 dans les cantons de Vaud et de Fribourg, lhistorienne
Anne-Françoise Praz met en lumière les différences
religieuses, la discrimination des filles et comment lon est passé
de lenfant «utile» à lenfant «précieux».
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Terre
de pêcheurs, lîle de Sein sest ouverte au tourisme
(D. Schmutz)
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Jadis lenfant
était chargé de multiples tâches indispensables
à la survie économique de la famille. Aujourdhui
il na plus que des devoirs
scolaires, et il semble avoir
tous les droits. Comment, pourquoi lenfant est-il devenu toujours
moins «utile», mais toujours plus «précieux»?
Lhistorienne Anne-Françoise Praz a étudié
lévolution qui a conduit, progressivement, à lenfant-roi
daujourdhui en comparant quatre villages des cantons de
Fribourg (Broc et Delley-Portalban) et de Vaud (Chavornay et Chevroux).
La période étudiée (1860-1930) correspond à
la première transition démographique. La fécondité
diminue partout, bien que de façon différenciée.
La baisse est précoce et lente à Chavornay (milieu dartisans
et commerçants protestants), tardive et intense à Broc
(milieu de journaliers et douvriers de fabrique catholiques);
Chevroux et Delley-Portalban se situent entre ces deux extrêmes.
Pour que les parents puissent maîtriser la taille de leur famille,
il faut que les moyens de contraception soient à la fois disponibles
et moralement acceptables. Jusquau tournant du siècle environ,
la régulation de la nuptialité intervient essentiellement
par des mécanismes sociaux tels que le mariage tardif et le célibat.
Mais avec les années 1900 apparaissent diverses méthodes
de contrôle volontaire des naissances qui vont de labstinence
aux préservatifs et éponges absorbantes. Influencées
par les principes de Thomas Robert Malthus (1766-1834) régulation
de la natalité pour éviter la surpopulation et réductions
des prestations sociales plusieurs associations, ainsi que quelques
médecins organisent des conférences, publient des revues,
des catalogues et des annonces pour des produits contraceptifs. Si la
diffusion de ces méthodes dans les villages étudiés
nest pas avérée, Anne-Françoise Praz souligne
cependant leur rôle non négligeable dans la levée
des tabous sur la sexualité, en raison du débat quelles
suscitent.
Les discours des institutions religieuses sont très contrastés.
La doctrine protestante na pas érigé de barrière
importante contre les méthodes contraceptives. Elle insiste sur
la responsabilité des parents face au nombre de leurs enfants,
et qui dit responsabilité dit prévoyance! Le contrôle
des naissances a donc trouvé ici une certaine justification morale.
Il nen est rien du côté catholique, où le
but principal du mariage est la procréation. La prudence est
alors remplacée par la Providence, qui veille aux moyens de subsistance
de la famille. Les difficultés matérielles des familles
sont reconnues et prises en compte par lEglise protestante dès
la fin du XIXe siècle, alors quil faut attendre lentre-deux-guerres
pour que lEglise catholique fasse de même. Et si les méthodes
contraceptives sont tolérées par la première comme
une réponse à ces problèmes du moins jusquà
la Grande Guerre la seconde continuera de les condamner vigoureusement.
Même différence, face au contrôle des naissances,
du côté des institutions politiques. Un intense débat
a existé dans le canton de Vaud sur la question du néomalthusianisme,
favorisant lapparition dun discours public «respectable»
sur la sexualité. Rien de tel à Fribourg. Nulle trace
dans les comptes rendus du Conseil dEtat et par conséquent
dans la presse locale de la répression des écrits
«immoraux», de la prohibition de la vente des produits contraceptifs
ou encore de linterdiction des conférences publiques sur
le contrôle des naissances. Pourtant la recherche atteste lexistence
de telles pratiques. Anne-Françoise Praz se demande si cette
«stratégie du silence», qui devait permettre de sauvegarder
la morale, ne poursuivait pas un but politique aussi: préserver
linfluence de lEglise mise à mal par la propagande
néomalthusienne, car le clergé, en encadrant les masses,
jouait un rôle capital dans la politique de Georges Python.
Le travail dAnne-Françoise Praz souligne clairement limpact
des discours et des pratiques des élites politiques et religieuses
sur la configuration des rôles sociaux de sexe, notamment dans
léducation (voir ci-contre) et de présenter la genèse
de la répartition, souvent encore actuelle, des tâches
entre hommes et femmes.
Anne-Françoise
Praz, De lenfant utile à lenfant précieux.
Filles et garçons dans les cantons de Vaud et Fribourg (1860-1930),
Editions Antipodes
Lîle
côté pratique
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Un
autre facteur explique la diminution de la fécondité
telle quétudiée par lhistorienne Anne-Françoise
Praz: lencouragement à linstruction des enfants.
En effet, avec la mise en place des systèmes scolaires,
une bonne partie du temps et des capacités des enfants
nest plus consacrée au travail, mais à lapprentissage
des connaissances. Ce changement entraîne des coûts
pour les couples, qui doivent alors envisager de limiter la
taille de leur famille. Il provoque aussi un conflit entre deux
visions de lenfant celle des élites, ou
des autorités, et celle des parents.
Pour justifier leur activisme scolaire, sur quelles valeurs
les autorités sappuient-elles? Epluchant publications
officielles, livres de lecture et revues pédagogiques,
lhistorienne met en évidence dimportantes
divergences entre les deux cantons. Elles sexpliquent
essentiellement par les différences politico-religieuses.
Dans le canton de Vaud, linstruction est considérée
comme un droit, un progrès dont chacun doit pouvoir bénéficier,
quels que soient son sexe et son milieu social. Le savoir est
utile pour lui-même. A Fribourg en revanche, les autorités
proposent une vision très fonctionnelle de linstruction,
qui doit avant tout permettre de gagner son pain; le contenu
de linstruction est ainsi déterminé en fonction
du sexe et du milieu social.
Ces deux systèmes de valeurs vont conditionner aussi
bien la législation que les structures scolaires: à
Fribourg, les garçons et les filles ne fréquentent
pas les mêmes classes et ne bénéficient
pas du même programme scolaire, tandis que dans le canton
de Vaud la mixité est de rigueur.
Dans la pratique, néanmoins, ces différences sont
beaucoup moins prononcées. Pour briser les résistances
des familles que ces nouvelles politiques scolaires ne manquent
pas de provoquer, lautorité recourt partout au
même moyen: la discrimination des filles. Dans le canton
de Vaud, on permet aux filles de quitter lécole
obligatoire avant les garçons. A Fribourg, on tolère
pour les filles davantage dexceptions aux lois et aux
règlements scolaires.
Sur la question des coûts de lenfant suscités
par la généralisation de la scolarité obligatoire
et par lencouragement à linstruction postprimaire,
Anne-Françoise Praz fait deux observations. Dabord,
les familles vaudoises ont payé davantage pour linstruction
de leurs enfants que les fribourgeoises; celles-ci ont profité
dune législation scolaire moins sévère
et de la souplesse avec laquelle elle était appliquée
pour économiser sur les coûts de lécole.
Ensuite, ladoption tardive de la contraception a entraîné
une discrimination des filles au niveau de la formation. Mais
dans le canton de Vaud cette discrimination sest bornée
aux périodes de crise et au niveau postprimaire, tandis
quelle a été appliquée de façon
beaucoup plus générale à Fribourg, en raison
des contraintes morales qui pesaient plus lourdement sur les
familles et les dissuadaient de recourir au contrôle des
naissances.
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