Le
«Projet» est une trouvaille de policiers suisses et italiens
quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001. Il
sagit dun texte de 14 pages, daté de décembre
1982 et s'ouvre ainsi: «Ce rapport présente une vision
globale d'une stratégie internationale pour la politique islamique.»
Le premier intérêt de ce document réside dans le
fait qu'il provient des milieux des Frères musulmans, qui aiment
se présenter comme l'alternative «modérée»
au terrorisme islamiste, représentée, entre autres, par
l'intellectuel musulman suisse Tariq Ramadan.
Sylvain Besson, un journaliste du Temps, vient de publier un livre très
documenté sur le rôle de l'islam en politique intitulé
La conquête de l'occident. A travers l'analyse du contenu du Projet,
l'auteur veut «montrer qu'au sein du Mouvement islamique, un noyau
dur de penseurs et d'organisateurs a gardé vivant le rêve
des origines faire de l'islam la civilisation dominante et mettre
fin à l'hégémonie de l'Occident matérialiste
sur l'humanité».
L'objectif est rien moins qu'établir «un pouvoir islamique
sur toute la terre». L'ambition est non seulement affirmée,
mais des conseils sont donnés sur les instruments de propagande
et de prédication à mettre sur pied, et des moyens financiers
sont mis à disposition. Il ne s'agit donc pas simplement d'un
exposé théorique, mais d'une feuille de route à
mettre en pratique.
Essentiellement,
le Projet
ne propose pas un soutien au terrorisme, mais plutôt un «projet
de société qui place le groupe au-dessus de l'individu,
l'autorité divine au-dessus de la liberté humaine, le
texte sacré au-dessus des lois profanes». L'auteur est
convaincu que ce document est à la base du développement
de l'islamisme dans le monde depuis vingt ans.
La
filiation de l'islamisme
Le livre s'arrête longuement sur les filiations intellectuelles
et spirituelles du document. Deux noms dominent: Saïd Ramadan,
le défunt père de Tariq, et Yousouf al-Qaradawi, le prédicateur
et théologien d'origine saoudienne le plus connu des musulmans
actuellement en raison de ses apparitions régulières sur
la chaîne de télévision arabe Al Jazira. De ces
pages ressort clairement la parenté de pensée avec celle
du Projet. L'auteur décèle une ambiguïté fondamentale
chez les Frères musulmans «modérés par rapport
aux terroristes d'Al-Qaïda et aux intégristes qui rejettent
l'ensemble du monde moderne, extrémistes si l'on compare leurs
opinions sur la société et le monde à celles qui
ont généralement cours en Occident».
Au plan institutionnel, les relais pour l'exécution du Projet
sont la FOIE (Fédération des organisations islamiques
européennes) en Europe et l'IIIT (Institut international de la
pensée islamique) aux Etats-Unis. En France, c'est l'UOIF (Union
des organisations islamiques de France) qui est la branche du Mouvement
islamique dont les liens avec les Frères musulmans sont clairs
et qui a un poids déterminant au sein du très officiel
et gouvernemental Conseil français du culte musulman (CFCM),
au grand dam des musulmans libéraux.
L'islamisme
politique
Vient ensuite la très grave question des relations des Frères
musulmans avec Al-Qaïda et l'islamisme terroriste: une chose est
sûre, rappelle Sylvain Besson, les Frères ont fermement
condamné les attentats du 11 septembre 2001 en ce qu'ils sont
responsables du massacre de civils innocents. En revanche, lorsqu'on
en vient aux responsabilités de ces attaques, les Etats-Unis,
en raison de leur politique envers les Palestiniens entre autre, sont
les vrais coupables. De plus, al-Qaradawi émet l'hypothèse
d'un complot interne aux Etats-Unis, sans lequel ces atrocités
n'auraient pu être commises.
Sylvain Besson conclut de son enquête que le discours des Frères
musulmans est à double tranchant, puisqu'ils disent oui au «jihad»
et non au terrorisme. Concrètement, cela signifie qu'il ne faut
pas attaquer des civils innocents, mais que les attentats du Hamas contre
les Israéliens sont légitimes, puisqu'à travers
leur conflit avec les Palestiniens ils sont les ennemis directs de l'islam.
Reste, après l'enquête, à se prononcer sur la politique
à adopter à l'égard du Mouvement islamique qui
s'inspire, dans ses pratiques, du Projet. Sur ce point, l'auteur ne
brille pas par la clarté. D'une part, on le sent tenté
par une position très dure qui assimilerait ces islamistes aux
terroristes dont ils feraient le lit en préparant mentalement
les populations musulmanes d'Occident à collaborer aux activités
violentes d'Al-Qaïda. D'autre part, il ne veut pas être pris
pour un paranoïaque qui voit un terroriste derrière chaque
musulman. C'est pourquoi il dénonce «les politiciens revendiquant
plus ou moins ouvertement leur mépris de l'islam».
Réalités
démographiques
Le livre de Sylvain Besson inspire quelques réflexions sur
l'Occident et l'islam. Premièrement, le côté alarmiste
de ses conclusions reflété par le titre La conquête
de l'Occident ne prend pas suffisamment en compte les réalités
démographiques. En Suisse, on dénombre 152000 musulmans.
Sur l'ensemble du territoire de lUnion européenne, les
chiffres connus parlent de 27 millions, dont 5 millions en France, pour
une population totale de plus de 350 millions d'individus. Même
en supposant que l'ensemble des musulmans européens adhère
aux thèses des Frères musulmans ce qui est très
loin d'être le cas on serait encore à bonne distance
d'une transformation culturelle en Occident et de l'avènement
d'un homo islamicus qui se substituerait à l'homo occidentalis
de l'UE.
Les craintes de Sylvain Besson font penser à l'analyse d'Hélène
Carrère d'Encausse dans L'Empire éclaté. Dans cet
ouvrage prémonitoire, l'auteure prédisait la dissolution
de l'URSS en raison de la montée de l'idéologie musulmane
contre la pensée soviétique, surtout en Asie centrale.
Le risque n'est pas du tout le même en Europe occidentale, car
les réalités démographiques sont tout autres. L'islam
était majoritaire en Asie centrale alors qu'il est statistiquement
peu significatif chez nous.
Majorité
laïque
Deuxièmement, l'auteur ne fait pas assez justice à
la multiplicité des courants islamistes ni aux positions des
populations. Par exemple, une universitaire britannique, Jytte Klausen,
conclut sur la base d'interviews de 300 membres de l'élite
musulmane dans six pays européens que «l'écrasante
majorité est laïque et défend les valeurs libérales
de base». De son côté, l'Institut Pew a mené
une enquête en Jordanie qui démontre que 72% de la population
approuve les attaques contre le CICR et l'ONU à Bagdad. Ces différences
d'opinions ne peuvent s'expliquer que par une analyse politique plutôt
qu'idéologique des relations islam-occident.
Les nouvelles générations qui adhèrent à
l'idéologie islamiste le font parce qu'elles se laissent convaincre
que la cause principale de leur marginalisation est l'impérialisme
capitaliste laïque occidental en général et américain
en particulier. Aussi, arrêter la fatalité du choc islam-occident
passe par un combat sur un double front.
Primo, les responsables occidentaux doivent abandonner leur politique
arrogante et de puissance parfois délirante, travailler sérieusement
à la création d'un Etat palestinien, contrer les slogans
des extrémistes anti-musulmans, revitaliser le multilatéralisme
via un renforcement du rôle politique de l'ONU, prendre les mesures
éducatives, sociales et économiques pour offrir aux jeunes
marginalisés de nos sociétés une égalité
de chances et un avenir. Ainsi, une grande partie des justifications
de la confrontation islam-Occident tomberaient.
Secundo, instaurer parallèlement un dialogue avec les leaders
musulmans d'Occident pour débattre des réformes engagées
sans céder sur les principes fondamentaux de nos sociétés.
Car trop souvent les leaders européens et américains oublient
que l'équation est à deux termes et que l'examen critique
des politiques occidentales est tout aussi nécessaire que la
mise en question des approches islamistes pour créer une coexistence
solidaire et pacifique.
Sylvain
Besson, La conquête de lOccident, Le Seuil
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