MAGAZINE Trait pour trait... Eunide Gachoud

La négritude personnifiée

Haïtienne et fière de l’être: un credo quasi viscéral pour Eunide Gachoud, qui se sert depuis dix ans de son art de conter pour faire connaître son pays. Arrivée à Châtel-St-Denis en 1979, la Veveysanne tente aujourd’hui de venir en aide à son village natal, Arnault.

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«Cric crac»: le mot magique, l’équivalent haïtien de notre «Il était une fois». Voilà dix ans qu’il fait partie de la panoplie de la conteuse Eunide Gachoud. Dix ans que cette habitante de Châtel-St-Denis, se détournant des légendes fribourgeoises, se glisse à l’occasion dans son costume traditionnel de paysanne, pour dire, chanter et danser les fables de son pays. «C’est un moyen de faire découvrir Haïti autrement que sous l’angle de la politique et de la misère. Et puis, conter me rappelle les veillées de mon enfance à Arnault, mon village natal», sourit l’expatriée qui tente, depuis plus d’une année, d’apporter une nouvelle histoire bien réelle à ce village de 10000 habitants: elle veut y faire construire une conduite d’adduction d’eau et quelques fontaines, en guise d’hommage à sa mère Ménicia.
Mais pas de catastrophisme ni d’apitoiement dans le discours d’Eunide Gachoud, qui ne s’étend guère sur la situation actuelle de ses compatriotes. Ce sont au contraire des termes comme «fierté haïtienne», «solidarité», «confiance dans les gens» et «joie de vivre» qui reviennent sur ses lèvres. Aussi bien pour décrire son propre caractère que pour définir la mentalité haïtienne, ou les valeurs que la Châteloise s’est efforcée de transmettre à ses quatre enfants.
Pas d’allusion, non plus, aux dictatures de François et Jean-Claude Duvalier, qu’elle a pourtant subies, puisqu’elle a quitté Haïti pour la Suisse en 1979. «On ne parlait pas de politique pour ne pas avoir d’ennui et je n’ai jamais été inquiétée par les tontons macoutes. En fait, j’ai eu une enfance et une jeunesse privilégiées, j’ai pu fréquenter un des meilleurs collèges, puis l’école d’infirmière. J’étais une fille de la campagne, une fille d’agriculteur et de boulangère, proche des petites gens, et qui aimait avant tout s’amuser avec une bande d’amis.»

Cyclone dévastateur
Alors, la jeunesse d’Eunide Gachoud ressemble-t-elle à s’y méprendre à celle d’une petite Suissesse? Pas tout à fait, même si la conteuse, là encore, ne s’arrête pas sur la question. C’est tout juste si elle explique qu’en 1964 – elle avait 10 ans – le cyclone Flora détruisit la maison familiale et décima le petit élevage bovin de l’exploitation. «J’ai passé la nuit sous la pluie, à l’abri d’un arbre, pour éviter les toits de tôle qui valsaient dans l’air. J’ai eu la peur de ma vie. Mais ça ne m’a pas traumatisée.»
D’autres indices sont aussi suggestifs. Ainsi, c’est son frère à peine plus âgé qu’elle – elle l’appelle affectueusement «petit père» – qui s’est occupé d’elle et s’est chargé de financer ses études secondaires à Port-au-Prince, à 150 km d’Arnault. Plus tard, lors de son stage d’infirmière, elle avouera aussi avoir eu du mal à supporter le spectacle de la malnutrition des enfants. «Mais c’est le lot commun de la profession. On se fait une raison…»

Le rêve américain
En 1978, Eunide Gachoud n’envisage pas pour autant de quitter son pays, sinon pour les Etats-Unis, et seulement pour y passer des vacances. Sitôt ses premiers salaires perçus, elle fait une demande de visa. Refusé: «Je gagnais trop peu. On supposait que je ne reviendrais pas à Haïti.» A la même époque, une amie lui apprend qu’elle a obtenu une place à l’hôpital de Châtel-St-Denis, mais qu’elle ne pourra pas honorer son contrat. Elle cherche une remplaçante…
«Il manquait d’infirmières en Suisse et beaucoup d’Haïtiennes postulaient, explique la conteuse. C’était une mode. Elles se passaient les adresses. Travailler à Châtel n’était pas vraiment dans mes plans, mais mon amie me pressait. J’ai fini par faire mes offres. Un voyage, c’est toujours bon! Je savais seulement que la Suisse était la patrie du chocolat et un pays riche. Avec ce que je gagnais à Haïti, je ne pouvais pas espérer fonder une famille…» Contrat en poche, Eunide Gachoud n’en démord pas pour autant: elle reformule sa demande de visa pour les USA et l’obtient. Elle en profitera pour acheter le manteau et les bottes (une première) qu’elle portera, en février 1979, en débarquant à l’aéroport de Genève.

Le mal du pays
«A mon arrivée, j’ai été étonnée en bien: le chauffeur de bus s’est mis en quatre pour moi. Ça m’a donné confiance.» L’intégration d’Eunide Gachoud passe ensuite essentiellement par le travail à l’hôpital, qui emploie à l’époque quantité de Canadiennes, de Sud-Américaines et de Portugaises. «Le soir, dans ma petite chambre, j’avais le mal du pays et je n’hésitais pas, les week-ends, à faire des kilomètres pour retrouver des compatriotes à Genève ou à Delémont.»
C’est à l’hôpital aussi qu’elle rencontre Marcel, passionné d’Haïti, qui lui fera troquer son nom de famille, Jean-Louis, pour celui de Gachoud. «Il était venu pour une entorse, juste avant un voyage à Haïti. Plus tard, il est revenu pour une appendicite. On a parlé d’Haïti. On s’est revus. Et voilà. Il m’a fait découvrir la région et la Suisse.» Association de parents, ludothèque, club de volleyball: les besoins des enfants se chargeront, de fil en aiguille, d’affermir les liens d’Eunide Gachoud avec la région, même si elle travaille depuis 1980 à l’Hôpital de la Riviera, à Montreux.

Intégrée, pas assimilée
«Je suis intégrée, mais pas assimilée, précise-t-elle. On pourrait dire que je suis moitié-moitié, puisque j’ai passé 25 ans en Haïti et 26 ans en Suisse. Mais je suis restée très haïtienne, même si j’ai perdu cette nationalité. Et je me suis toujours considérée comme l’égale d’autrui: je suis, pour ainsi dire, la négritude personnifiée! C’est seulement dans les années 1990 que je me suis sentie étrangère en Suisse, lorsque les mentalités ont changé. On a mis tous les Noirs dans le même panier, avec certains réfugiés. Depuis, j’ai parfois subi des commentaires, notamment lors d’une fête de lutte, mais je ne suis pas rancunière. Par contre, mes enfants ont eu droit à quelques “Retourne chez toi”, alors qu’ils sont nés en Suisse!»
Retourner s’établir en Haïti, Eunide Gachoud y a-t-elle songé? «Nous l’avons souvent envisagé avec mon mari, mais la situation politique est trop instable, explique-t-elle. Et puis, je me sens bien en Suisse et j’aime mon travail.»

De l’eau potable
Le décès de sa mère, en 2003, a pourtant réveillé de vieux démons: «J’ai toujours voulu faire quelque chose pour Arnault, ce coin de terre qui m’a vue naître, où il y avait une sorte de liberté et d’harmonie. J’y ai rencontré un jeune curé qui souhaite amener de l’eau potable au village depuis une source située à une quinzaine de kilomètres, dans la montagne. J’en ai parlé à ma fille Régine, et nous avons fondé l’association Ménicia, pour collecter des fonds et participer à la coordination de cette action.» Sur place, le prêtre, un comité et une équipe d’une ONG luxembourgeoise sont prêts à collaborer. Coût de l’opération? Entre 150000 et 200000 francs, chiffres qui attendent d’être confirmés par un devis. Pour l’heure, l’association a réuni environ 40000 francs. «Les choses avancent, lentement mais sûrement», sourit la Haïtienne.

Stéphane Sanchez
25 octobre 2005

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