MAGAZINE Financement de l’humanitaire

La complexité d’une machine

La catastrophe historique du tsunami du sud de l'Asie a provoqué un tout aussi historique élan de générosité. Ce déferlement d'argent et d'autres dons est une excellente occasion de débroussailler la question complexe du financement de l'humanitaire.


Les dégâts causés par le tsunami en Asie du Sud nécessitent une logistique importante
pour la distribution des secours venus du monde entier (ici au sud du Sri Lanka)

 

Commençons par ce qui est le plus visible: des montagnes d'argent s'accumulent. Dans le cas de l'aide aux victimes d'Asie du Sud, on parle de plus de quatre milliards de dollars. Il est légitime que le citoyen généreux veuille en savoir un peu plus sur la destination de cet argent, et sur les systèmes de contrôle de son utilisation.
L'argent afflue parce qu'il a été demandé et que les donateurs potentiels ont été informés du sort de populations qui souffrent d'un conflit ou d'une catastrophe naturelle (tremblement de terre, inondation, sécheresse, tsunami, etc.). Les organisations caritatives ne peuvent cependant se contenter d'images TV pour lancer leurs appels de fonds. Elles doivent analyser en détail et par endroit les besoins réels à couvrir et évaluer les montants nécessaires. Les situations sont très diverses et engendrent des besoins différents.
Une situation de famine entraîne principalement la mise sur pied de programmes d'alimentation et de centres nutritionnels thérapeutiques, alors que la guerre exige notamment des programmes chirurgicaux, de recherche de disparus ou de visites aux prisonniers. Mais les besoins varient également en fonction de la géographie et des coutumes des populations. Des populations urbaines n'ont pas les mêmes habitudes que des populations rurales, des populations africaines ont des styles de vie autres que des populations européennes. D'où la nécessité pour les organisations demandeuses d'être aussi spécifiques et précises que possible et ainsi de correspondre à la vraie nature des besoins.
Toujours du côté des demandeurs, il faut décider de la politique de collecte de fonds. Lors des appels ad hoc pour des crises nouvelles (conflit ou catastrophe naturelle), la question ne se pose pas, mais elle est cruciale pour les appels annuels concernant les crises qui durent, en général liées à des conflits. Faut-il rechercher des montants uniquement pour les besoins fermement établis? ou au contraire prévoir de possibles nouveaux besoins? Le CICR, par exemple, opte pour une approche très restrictive. En cas d'insuffisance de ressources, il demande des rallonges. Lorsque les situations sont totalement imprévisibles pour des raisons de développement politique, il est sage de demander un minimum; en cas de dégradation, un nouvel appel peut être lancé le moment venu, comme cela s'est pratiqué quand débuta la deuxième intifada en Palestine.

Le coût de l’efficacité
Le donateur a aussi raison de s'inquiéter du pourcentage de ses contributions destiné aux frais administratifs. Spontanément, on rêverait de dons entièrement reversés aux bénéficiaires. En réalité, il s'agit là d'une fausse bonne idée dès qu'il s'agit de programmes d'une certaine envergure. Autant les petits projets – comme l'Hôpital Nicole Niquille de Lukla au Népal – peuvent être menés à bien par des bénévoles ici en Suisse, autant l'efficacité de programmes nationaux est fonction du professionnalisme de celles et ceux qui les gèrent. Et cela se paie. Il en va de même pour toute la logistique. L'acheminement rapide des biens dépend de moyens de transports technologiquement adaptés.
Par ailleurs, le lancement d'un «pipeline» alimentaire en Europe ou aux Etats-Unis suppose une infrastructure compétente au siège des organisations. Sur le terrain il faut aussi mettre en place les moyens qui permettent d'éviter la corruption. Il n'est pas rare qu'on entende dire que les coûts administratifs du CICR sont importants. C'est vrai, mais il y a une explication. Opérer en situation de guerre coûte plus cher qu'en cas de catastrophe naturelle, car il y a une série de négociations à mener dans les capitales et aux barrages de sécurité pour pouvoir acheminer l'aide alimentaire et médicale à ses vrais destinataires et qu'elle ne soit pas confisquée par des combattants. En bref, l'efficacité a un coût.
Cela dit, il est tout aussi important que les organisations limitent au maximum le montant de leurs frais fixes
et les fassent figurer de maniè-re transparente dans leurs comptes.

 

Une aide coordonnée

Les catégories de chercheurs de fonds sont de diverses natures. Par souci de clarté, distinguons:
a) les organismes spécialisés de l'ONU (HCR, PAM, UNICEF, etc.);
b) le CICR (et les autres branches de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge international);
c) les ONG (les grandes, les petites) indépendantes ou politiquement/religieusement marquées.
En gros, toutes ces organisations procèdent à la recherche de fonds de la manière que nous avons décrite, même si les plus petites n'ont pas toujours le personnel nécessaire pour évaluer précisément les besoins. Si bien que, parmi les petites ONG, il faut favoriser celles qui se concentrent sur des projets de modestes dimensions bien identifiés (un hôpital, une école, etc.).
Les différentes organisations se distinguent quant aux sources de financement. Grosso modo, l'ONU s'adresse aux Etats, la Croix-Rouge et un bon nombre de grosses ONG sont financées en partie par des gouvernements et en partie par des privés. Quelques rares ONG (en particulier OXFAM, MSF et MDM) ont un financement presque exclusivement privé.
A relever que certaines organisations de nature religieuse mènent des programmes problématiques, car elles choisissent leurs projets non pas en fonction des besoins uniquement mais aussi du rattachement religieux des populations victimes. C'est ainsi qu'un bon nombre d'organismes musulmans refusent d'aider des victimes non musulmanes. Un problème similaire se pose avec les riches pays du golfe Persique qui ne financent que des organismes qui respectent leur politique. Un simple coup d'œil à la liste des pays donateurs pour l'Asie du Sud suffit pour s'apercevoir que ces Etats n'ont débloqué que des montants insignifiants par rapport aux autres donateurs. Il s'agit là d'un des problèmes majeurs du financement de l'aide humanitaire – problème d'autant plus grave en l'occurrence que la majorité des populations victimes sont d'origine musulmane.
La sophistication croissante de la présentation des appels – aux gouvernements surtout – fait qu'une coordination entre les plus grands s'impose. Par exemple, depuis maintenant environ une dizaine d'années, l'ONU et la Croix-Rouge internationale (CICR et Fédération des Croix-Rouge et Croissant-Rouge) comparent leurs appels annuels et les présentent en commun pour permettre d'éviter les doublons.
Toutes ces précautions ne suffisent parfois pas à éviter le chaos de l'aide. Mais cela est avant tout le cas dans les crises très médiatisées. Pour une de ces situations, il y en a des dizaines d'autres où les organisations d'aide ne se bousculent absolument pas. Il faut noter que le CICR, avec MSF, est une des seules institutions qui continuent d'aider dans la durée, même lorsque l'argent manque.

Abréviations:

CICR: Comité international de la Croix-Rouge, Genève
MDM: Médecins du monde
MSF: Médecins sans frontières
ONG: organisation non gouvernementale
ONU: Organisation des Nations Unies
HCR: Haut-commissariat aux réfugiés
PAM: Programme alimentaire mondial
UNICEF: Fonds des Nations Unies pour l'enfance
OXFAM: grande ONG britannique

Une utilisation sous contrôle

Et quid du contrôle de l'utilisation des fonds? Régulièrement, les organisations bénéficiaires doivent rendre compte en détail aux donateurs des programmes réalisés. La plupart des gouvernements veulent même vérifier directement sur le terrain. Ces mêmes gouvernements imposent aussi des règles strictes d'utilisation de leurs fonds. En particulier, ils fixent un laps de temps durant lequel les fonds doivent être adéquatement employés. Sinon, l'argent doit être restitué. De leur côté, les organisations s'équipent d'outils de gestion qui permettent de mesurer les résultats obtenus grâce aux contributions reçues. A cet effet, le CICR s'est doté d'une méthode de budgétisation exigeante appelée Planning for results et appliquée à l'ensemble de ses opérations.
Ce système d'appels de fonds, de contrôle et d'évaluation n'est bien sûr pas sans faille et devra encore être affiné, également du côté des populations bénéficiaires, car le statut de victime ne justifie en rien le laxisme dans la gestion des ressources et encore moins la corruption. Mais l'on touche là à des questions psychologiquement et politiquement très délicates, car ce genre d'exigences est souvent interprété comme un nouvel impérialisme du riche Occident sur le pauvre Sud.

 

 

Paul Grossrieder
13 janvier 2005

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