GLÂNE
Les Pleureuses de Romont
Pour
la nuit des temps
Elles
se lamentent depuis plus de 600 ans. Anonymes, comme létaient
les femmes de Jérusalem sétant frayé un difficile
chemin sur la voie du Golgotha, les Pleureuses de Romont ont défilé,
hier après-midi, toutes de noir vêtues, visages murés
derrière un tissu opaque. Elles incarnent la compassion, depuis
la nuit des temps.
Compassion, recueillement
et dignité hier lors de la procession des Pleureuses (N. Repond)
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«Les femmes
encaissent tout, depuis la nuit des temps, et cela durera jusquà
la fin des temps. Parce quelles perdent tout, père, frère,
mari, enfant. Les hommes guerroient et les femmes pansent les plaies.
La compassion féminine est instinctive. Dès quil
y a perte, deuil, souffrance, les femmes portent la douleur et pleurent.»
Cest pour cette raison que la femme qui dit ces mots tient à
lanonymat, pour elle, la responsable, comme pour celles qui, depuis
600 ans, animent la procession des Pleureuses du Vendredi-Saint à
Romont. Elles sont Romontoises, elles sont jeunes, elles ont des copains
et jonglent avec les SMS sur leurs téléphones portables.
Elles étaient quinze, hier, Vendredi-Saint, à traverser
la rue de lEglise, à Romont, pour se rendre à la
Collégiale, dans le bruit trépidant des agaçantes
crécerelles qui remplacent les cloches à Pâques,
et à en ressortir sur le coup de trois heures, dans le murmure
obstiné des hauts parleurs distillant, peut-être comme
autrefois, au temps des mystères du Moyen Age sur les places
publiques, le récit imagé des évangélistes.
Des femmes sans nom
Un Christ cagoulé les précède avec sa croix. Drapées
dans des habits opaques, elles tiennent, qui un mouchoir blanc, qui
les coussins rouge sang des instruments du supplice. La couronne dépine,
le fouet de la flagellation, les clous et le marteau, léponge
imbibée de vinaigre, le fer de lance. On peut imaginer quil
y a Marie, Marie Madeleine, Véronique la consolatrice, qui tenait
le suaire où le Christ imprima son visage. Pour la plupart, elles
sont des femmes sans nom, en mémoire des femmes de Jérusalem
qui ont suivi Jésus tout au long de son calvaire vers le Golgotha,
se frayant un difficile passage dans cette voie étroite, bousculées
par la foule hystérique et la soldatesque.
Une raison de plus de tenir à lanonymat: «Les hommes
étaient peu présents, ce jour-là. Il y eut bien
Simon de Cyrène, quon réquisitionna pour porter
la croix. Mais cest tout. Les hommes étaient déboussolés»,
dit la responsable des Pleureuses. «Aujourdhui, nous sommes
bousculées par les photographes». Des photographes, certes,
il y en avait beaucoup hier. «Jai pris le parti de fermer
les yeux aux arrêts, pour garder ma distance, rester dans mon
intériorité du terrible drame qui sest produit il
y a deux mille ans», ajoute-t-elle.
Intériorité
Une intériorité qui est compassion, mémoire, et
actualité quelque part dans le monde. Le vent semmêle
dans les voiles, la toile qui cache les visages reste impénétrable
à la lumière crue. Les gens amassés de chaque côté
de la route se taisent, tout à coup.
Difficile de ne pas repenser aux mots de saint Luc: «Jésus
se tourna vers les femmes et dit: Filles de Jérusalem,
cessez de pleurer sur moi, pleurez plutôt sur vous-mêmes
et vos enfants, car voici des jours où lon dira heureuses
les stériles et les matrices qui nont pas enfanté»
Difficile de ne pas repenser à une photo de presse qui montre
deux femmes voilées en pleurs devant leurs enfants mutilés.
Cétait à Badgad. Cétait avant-hier.
Survivance
du XVe siècle
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Il faut
remonter à 1456 pour trouver la plus ancienne mention
de la tradition du Mystère de la Passion joué
à Romont. Les mystères, au Moyen Age, étaient
des pièces de théâtre à sujet religieux,
où lon faisait intervenir Dieu, les saints et le
démon. «Le mystère médiéval
proposait une représentation totale de la vie humaine
dans ses rapports avec les puissances divines», explique
le Larousse. Le surnaturel y côtoyait le réalisme
le plus trivial. Sa représentation, sur plusieurs jours,
était le privilège de certaines confréries.
La passion de Jésus était un des sujets traditionnels
des mystères, dont le plus célèbre, en
France, est le «Mystère de la Passion», dArnoul
Gréban, vers 1450.
Si les comptes du clergé romontois font état,
en 1456, «dhabits propres pour le Christ, les apôtres,
les saintes femmes et les soldats qui jouent le jeu de la Semaine
sainte», on trouve, dans les comptes (civils) de 1735,
loctroi de «trois écus petits pour les acteurs
de la tragédie du Vendredi-Saint et les frais dicelle».
A lépoque, on accordait par ailleurs un demi-sac
de blé à la personne qui incarnait le diable:
une façon de le récompenser pour ce «mauvais»
rôle
Supprimée en 1755, la représentation
du Mystère de la Passion fut remplacée par une
procession du Vendredi-Saint en ville. On parle alors des Pleureuses,
«jeunes filles vêtues de noir, les cheveux épars,
représentant la Sainte Vierge et les femmes de Jérusalem».
Elles portaient les instruments de la Passion, peints sur des
banderoles et on montrait une statue du Christ avec ses plaies.
A la suite de lincendie en 1843 de lhôpital,
où étaient entreposés les croix et les
vêtements des pénitents, les Pleureuses sont seules
à la procession. Toujours vêtues de noir, elles
suivent un porte-croix, la tête recouverte dune
cagoule: il représente le Christ. Jusque dans les années
60, les Pleureuses marchaient à côté dune
statue de la Vierge en deuil, disparue depuis. A partir de 1974,
la Vierge a figure humaine, si lon ose dire, puisquelle
est une femme voilée, seule derrière le Christ
porte-croix.
La tradition sest «simplifiée» au fil
des siècles. Mais elle perdure. Lévénement,
annoncé dans le programme des manifestations par lOffice
du tourisme, a pris une étonnante ampleur médiatique.
Faut-il sen réjouir ou le regretter? Faut-il parler
de «voyeurisme»? Une chose est sûre: cette
procession na rien de «folklorique». Elle
est la résurgence dun témoignage dun
drame qui sest joué il y a 2000 ans et qui se joue
sans interruption depuis, sous dautres formes.
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