MAGAZINE Le Livre de Poche a cinquante ans

L’ami de l’homme seul

Impossible maintenant d’imaginer le monde sans lui: en cinquante ans d’existence, le Livre de Poche a été diffusé à près d’un milliard de volumes, répondant avec un succès à peine croyable à sa vocation: faire lire plus et mieux.


Secrétaire général de la Librairie Hachette en 1953, Henri Filipacchi a l’intuition de mettre la grande littérature à la portée de tous grâce à un format réduit et à un prix de vente proche de celui d’un quotidien.
(Livre de poche)

«L’avocat ouvrit une porte. Thérèse Desqueyroux, dans ce couloir dérobé du palais de justice, sentit sur sa face la brume et, profondément, l’aspira»… Ainsi commence le roman de François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, envoûtant portrait d’une femme poussée au crime dans le conformisme de la bonne société de la Gironde.
Ce chef-d’œuvre s’est vendu à plus de 3 millions d’exemplaires en Livre de Poche, dont le format complice a permis à autant de lecteurs d’être comme accompagnés par Thérèse, là, en lisant quelques pages dans l’attente du bus; ici, durant un voyage en train, sur un banc, dans leur lit… là où on peut lire, c’est-à-dire partout.
Le coup de génie d’Henri Filipacchi, fondateur du Livre de Poche en 1953, c’est de reprendre une formule – le terme des livres de poches était utilisé par les éditions Jules Taillandier en 1905 pour une série de romans populaires – et de la mettre au service des grands textes littéraires classiques et modernes. Les techniques d’impression et de diffusion à grand tirage étaient alors réservées aux romans populaires, voire à la littérature de colportage.

«Désacraliser» le livre
Henri Filipacchi veut en relever la qualité grâce à la littérature. Son intuition, qui repose sur la démocratisation de la lecture au début des Trente Glorieuses, est d’autant plus remarquable que l’homme, qui connaît extrêmement bien le milieu de l’édition française pour travailler comme secrétaire générale de la Librairie Hachette, avait été l’initiateur de la collection La Pléiade, réservée à une élite. Très vite, les faits lui donnent raison. Proust, avec Un amour de Swann fait 500000 lecteurs et quand Paul Morand préface Les Mémoires du Cardinal de Retz, 60000 volumes sont écoulés en une année.
Le public attendait la littérature, mais pas seulement. Il avait diablement envie de lire, d’apprendre, de se sentir libre. L’autre intuition d’Henri Filipacchi, c’est de considérer qu’aucun domaine de la création et du savoir ne doit demeurer étranger au Livre de Poche. Dans son catalogue, les auteurs prestigieux côtoient les best-sellers de recettes de cuisine, les manuels de bricolage, les recueils d’histoires drôles, etc. Dès 1955, le rythme de production passe de 4 à 12 titres par mois et, au début des années 60, le catalogue s’élargit avec le lancement de plusieurs séries spécialisées.
Le décollage du Livre de Poche est provoqué par une nouvelle génération de lecteurs, celles des années soixante, qui a connu un moulage plus fin à l’école et pour qui, surtout, le livre doit être «désacralisé». Le succès est tel que d’autres maisons lancent leurs propres collections de poche. Flammarion en 1958 avec J’ai lu, puis Les Presses de la Cité avec Presses Pocket, enfin Gallimard, qui avait concédé l’exploitation de ses droits de poche à Hachette, reprend ses billes et lance, en 1972, la célèbre collection Folio, sans doute la plus réussie dans ce domaine.
Malgré la concurrence, Le Livre de Poche reste premier et il aligne des chiffes faramineux: Agatha Christie, 40 millions de volumes vendus, tous titres confondus. Emile Zola, 22 millions. Hervé Bazin, 12,5 millions. Guy de Maupassant, 10,7 millions…
Dans une lettre à d’Alembert, Voltaire écrit: «Jamais vingt volumes in-folio ne feront la révolution. Ce sont les livres portatifs à 30 sous qui sont à craindre…»

 

Palamarès

Les dix meilleurs ventes en 2002
Mary Higgins Clark, Avant de te dire adieu (280000 ex.).
Bernard Werber, L’empire des anges (250000 ex).
Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes (230000 ex)
Patricia Cornwell, Dossier Benton (200000 ex)
Paulo Coelho, Veronika décide de mourir (200000 ex)
Jean-Christophe Grangé, Le Concile de pierre (190000 ex.)
Stephen King, La petite fille qui aimait Tom Gordon (120000 ex.)
Didier van Cauwelaert, L’éducation d’une fée (110000 ex)
Marcel Rufo, Oedipe toi-même! (90000 ex.)
Amin Maalouf, Le périple de Baldassare (85000 ex.)

Les millionnaires
Plus de 4 millions de volumes vendus: Le grand Meaulnes, Alain Fournier, Vipère au poing, Hervé Bazin.
Plus de 3 millions: Journal d’Anne Frank. Germinal, Emile Zola. Thérèse Desqueyroux, François Mauriac. J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir, Christine Arnothy. La cuisine pour tous, Ginette Mathiot. Méthode 90 pour l’apprentissage des langues.
Plus de 2 millions: Les dix petits Nègres, Agatha Christie. Le parfum, Patrick Süskind, Le silence de la mer, Vercors, L’assomoir, Emile Zola.


Cinq grandes collections

Une quinzaine d’unités éditoriales, animées par vingt et une personnes, sont regroupées en cinq familles. La première est, bien sûr, celle de la littérature moderne et contemporaine qui représente 51% de l’activité du groupe, soit 1900 titre au catalogue dont près de 160 nouveaux par an, principalement voué à la littérature moderne.
Le domaine classique, lui, n’est pas réservé à l’édition scolaire, contrairement à une idée répandue. Il a même profité, en 1958, du talent de Roger Nimier dont le flair a conduit à l’élaboration d’une formule simple et géniale: peu de considérations érudites, de notes, etc., mais des «préfaces d’humeur» commandées à des écrivains de la classe des Morand, Gracq, Montherlant, Giono… A la disparition de Nimier, Robert Carlier, créateur notamment de la collection Poésie/Gallimard, approfondi le travail d’édition de façon inédite, en se tournant par exemple vers la traduction nouvelle des comédies d’Aristophane.
Depuis 1995, le Livre de Poche s’est engagé dans réfection de cette collection classique en tenant compte notamment des nouvelles recherches dans ses préfaces, annexes et bibliographies, mais aussi en forçant sur les notes de bas de pages. Le catalogue du domaine classique comporte près de 300 titres et elle s’enrichit d’une vingtaine d’éditions nouvelles chaque année.
Le domaine policier et science-fiction a été lancé en 1960 par Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux, vendu à 1,4 million d’exemplaires et Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, 1,2 million d’exemplaires. Ce domaine est divisé en deux ensemble: la série policière, où le lecteur retrouve principalement les classiques français et anglais du genre et la série Thrillers où les auteurs américains semblent faire la loi. Le domaine policier représente un tiers des ventes du Livre de Poche: 400 titres au catalogue et 5,5 millions d’exemplaires vendus en 2001.
Le Livre de Poche, c’est aussi le domaine pratique, lancée en 1955 et dirigé, à son origine, par Djenane Chappat, soeur de Françoise Giroud. La cuisine pour tous, l’Atlas de poche boxent rapidement dans la catégorie des best-sellers. En 1968, le domaine pratique s’enrichit de la Méthode 90, consacrée à l’apprentissage des langues vivantes. 90 jours pour apprendre l’anglais, l’allemand, etc.: 3 millions d’exemplaires vendus en 9 langues, dont le chinois, à paraître prochainement. Ce domaine inclut également les dictionnaires de la langue française, des synonymes, des citations, etc., ainsi que les dictionnaires bilingues.
Enfin, le cinquième domaine est celui des sciences humaines, divisé en deux séries. Biblio essais, fondée en 1983 par Bernard-Henri Lévy et qui constitue une sorte de bibliothèque des idées; et Références, qui propose des études de synthèse historiques, littéraires et philosophiques, la plupart inédites. Citons La Méditerranée de Fernand Braudel, La crise de la conscience européenne de Paul Hazard, ou encore les six volumes de l’Histoire de la France contemporaine. La peinture hollandaise du Siècle d’or, de Madlyn Millner Kahr ou l’Architecture grecque de Marie-Christine Hellmann font autorité, en dépit de leur format de poche.
Enfin, un mot sur la collection Pochothèque, d’un format supérieur aux Livres de Poche, qui est sans doute la plus belle de la maison, avec à la fois l’élégance d’un livre de bibliothèque et la commodité d’un livre de poche. Les couvertures sont soignées, le papier et le mode de brochage plus résistants.

 

Claude Zurcher
19 avril 2003

Une I Editorial I Gruyere I Veveyse/Glâne I Fribourg

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