GRUYÊRE Disparition d’Oscar Moret

Le sillon d’un grand musicien

Peu de temps après avoir fêté son nonantième anniversaire, le compositeur Oscar Moret s’est éteint vendredi matin à la Maison bourgeoisiale, à Bulle, où il résidait depuis une année. Avec lui disparaît une personnalité attachante, dernier héritier de la tradition bovétienne. Le pédagogue et directeur de fanfare fut aussi un compositeur prolixe.


Oscar Moret en 1998 devant son chalet d’Estavannens. A droite, le musicien tel qu’il restera dans la mémoire collective: généreux et attentif aux autres (arch. C. Dutoit / N. Repond)

 

C’était quelques jours avant Noël. Oscar Moret s’apprêtait à célébrer son nonantième anniversaire. Installé dans sa chambre de la Maison bourgeoisiale de Bulle, où il s’était retiré depuis mars 2002, le musicien évoquait son parcours, racontait quelques épisodes d’une vie pleine. Mais alors que les sens le quittaient, tandis que la vie perdait de son goût, Oscar Moret parlait des infirmités de l’âge avec une parfaite sérénité. Mais il avait hâte de «voir le bout du tunnel»: «Je dis parfois en m’amusant que le plus beau jour de la vie, c’est le dernier…»
Ce dernier jour, tant attendu, est tombé un Vendredi-Saint. Cet homme qui avait un sens aigu du sacré n’aurait pas été insensible au symbole, lui qui était né trois jours avant Noël! Oscar Moret s’est paisiblement éteint hier matin, alors que le soleil pointait ses premiers rayons. Avec lui disparaît le dernier représentant d’une génération musicale. Car Oscar Moret formait, avec Pierre Kaelin et Bernard Chenaux, un triumvirat qui assuma l’héritage de Joseph Bovet. Son nom restera attaché à toute une culture dont il fut l’un des plus talentueux acteurs. Ils seront nombreux à lui rendre hommage ce lundi de Pâques, en l’église de Bulle. Avant que sa dépouille ne prenne le chemin du cimetière d’Estavannens, où il a désiré rejoindre cette terre qu’il a chantée de manière originale.

Pédagogue d’abord
Il manquera, Oscar Moret. Il n’était pas un concert, une fête cécilienne, une manifestation musicale sans que se manifeste sa frêle silhouette. Avec l’âge, l’homme s’était à ce point identifié à son œuvre qu’il semblait personnifier la musique. Et jusqu’au dernier jour, cette musique fut une compagne rassurante et exigeante. Alors que le monde lui échappait, Oscar Moret s’accrochait encore à l’écoute de Ravel, de Penderecki ou de Stravinski. Car, s’il acceptait le titre de «fils spirituel» de Joseph Bovet, il le fut à sa manière, originale, loin des chapelles et d’un esprit carriériste.
Le nom d’Oscar Moret sera souvent cité lorsqu’il s’agira de dresser la liste de ceux qui ont travaillé à l’identité musicale du pays de Fribourg. Durant près de sept décennies, dès l’aube des années trente, il a construit un œuvre à plusieurs facettes, dont la moindre n’est pas celle du pédagogue. Lorsqu’on l’interrogeait sur ce qui fut, pour lui, l’essentiel de sa carrière, il plaçait en priorité son travail d’enseignant. Moret fut de ces instituteurs envoyés en mission intérieure, un catéchisme musical à la main. C’est au Pâquier, en 1932, que ce jeune maître de vingt ans entra en sacerdoce. Il y crée une fanfare, dirige le chœur, commence à composer. Son talent et son charisme lui ouvrent, dès 1942, les portes des écoles de Broc, dont il devient le responsable de la formation musicale. Fidèle aux coutumes du temps, Moret est au four et au moulin, à l’orgue et aux pupitres de direction de la fanfare et des chœurs du village. Cinq ans après son arrivée, il rassemble tout son monde autour de La Grande Coraule, un festival de Georges Aeby. Premier sommet pour ce jeune homme à la passion communicative.

Vingt ans à la Landwehr
La capitale ne pouvait se résoudre à laisser un tel talent en province! Dès 1953, Oscar Moret est investi d’importantes charges musicales. En pédagogue humaniste, il officie comme inspecteur des classes de chant de Fribourg, où son sens du contact fait merveille. Vient alors la direction de la Landwehr, entre 1953 et 1972, une harmonie qu’il conduit vers des sommets musicaux. La machine Moret tourne à plein régime. Rares sont les commissions et les institutions qui ne fassent appel à son généreux dynamisme. Durant vingt-cinq ans (1960-1985), il enseigne les bran-ches théoriques au Conservatoire de Fribourg, durant trente ans, il forme, avec son ami Bernard Chenaux, les directeurs des fanfares fribourgeoises. Il est de la commission musicale des fanfares fribourgeoises, expert lors des girons et des fêtes cantonales. Le nom d’Oscar Moret rayonne dans tout le monde musical romand. En 1986, il reçoit le Prix Stephan Jaeggi, décerné par la Société fédérale de musique.

Plus de 500 compositions
Pédagogue, directeur, mais aussi compositeur. Et il est probable que le temps donnera toute sa mesure à cette troisième facette de son activité. Lorsque la Bibliothèque cantonale publie en 1995 le catalogue de ses compositions, l’auteur lui-même est étonné par leur nombre. Quelque 500 pièces trahissent une production variée, instrumentale dans un premier temps, chorale dans un deuxième. Une constance dans l’œuvre d’Oscar Moret: sa musique plonge ses racines dans la tradition catholique et la chanson populaire. Par tempérament, il ne s’est pas contenté de «répéter», il a innové, ressuscité, restauré. Au-delà de la joie primesautière que dégagent nombre de ses compositions, il est une profondeur dans la musique «morétienne», héritière de la tradition grégorienne. Il n’est pas étonnant que ses plus grandes pages instrumentales – Cantus Sariniae, Diptyque de la nativité, Musiques pascales, Gaudeamus – s’abreuvent à la source du plain-chant. C’est en compositeur latin qu’Oscar Moret signe ces partitions, aux rythmes très travaillés, aux harmonies souvent raffinées, sans chercher à être contemporaines.
«Tout art qui a la volonté de tenir doit tendre à l’universel. Mais il gagne en solidité s’il trouve ses racines dans le particulier.» Ce credo, Oscar Moret l’a notamment appliqué à ses compositions chorales. Mais il y ajoute une touche d’originalité, puisée dans la fréquentation d’Honegger, Debussy ou Poulenc. Avec le temps, le style d’Oscar Moret évolue, gagne en sobriété pour s’illuminer, récemment encore, dans un modeste
In paradisum, dont la douce plénitude n’est pas sans rappeler l’art d’un Fauré. Comme cette messe – il en laisse trois – Missa in honorem sancti Petri, composée en 1987, qui ressuscite toute l’ambiance grégorienne dans une instrumentation originale, avec timbales et cymbale suspendue…
Le grégorien d’un côté, le patois de l’autre. Dans la lignée d’un Bartok, Oscar Moret a «restauré» la musique populaire. A ce folklore défiguré par les lourdeurs patriotiques et affadi par une douceâtre nostalgie, le musicien a injecté une sève nouvelle. Des dizaines de pièces en patois prouvent le travail novateur du compositeur bullois. Originalité de cette production, le seul opéra patois jamais écrit: le Chèkrè dou tsandèlè monté à Treyvaux en 1985. Ce sont pourtant ses Tsancholè, dont il était le plus fier. «C’est, je crois, ce que j’ai le mieux réussi», disait-il, il y a quelques mois. Ces lieder en patois – enregistrés par Michel Brodard – sont assurément le meilleur de sa production, de fines pierres taillées dans la roche de la musique populaire. Une œuvre authentique, dont la spécificité tient dans l’âpreté rythmique qui colle au patois, où l’harmonie jaillit des couleurs de la langue.
Pour l’un de ces lieder, Dêri ré dè chélâ (Dernier rayon de soleil) Oscar Moret avait signé le texte. C’est avec ses propres mots que nous prendrons congé de cette personnalité attachante, qui laisse une trace profonde dans la culture régionale. A sa famille, à son épouse Hélène et à ses enfants va notre sympathie.

«Kan le bon Dyu vindrè mè dre dè modâ,
Dè tyitha por a dè bon ha bala Grevîre,
E tot’amon lé hô, fudrè bin li monta
Din le dêri chèlà d’ouna bouna préyîre:
Dêri ré dè chélà! le dêri!
Ly è le furi ou Paradi.»

Patrice Borcard

Témoignages

«Infatigable, humble, attachant»

Chanoine Marius Pasquier, compositeur et ami, abbaye de St-Maurice: «Je perds un ami incomparable, qui m’était extrêmement cher. A l’adolescence déjà, nous déchiffrions avec passion toutes les partitions qui nous tombaient sous la main, moi au violon, lui au piano… Cette perte est pour moi extrêmement douloureuse. D’un point de vue musical, j’appréciais beaucoup la qualité de ses œuvres. Tous deux élèves d’Aloys Fornerod, nous partagions un esprit de parenté musicale. Et, au-delà de la musique, Oscar était un véritable humaniste.»

Michel Brodard, chanteur, La Roche: «Son départ est une grande perte, tant il a marqué le monde de la musique dans ce canton et au-delà. Comme chef, comme compositeur, mais aussi par sa présence fidèle à tous les concerts de la région. L’homme était touchant, attachant, bienveillant avec les gens. Il était un modèle d’humanité, qui a toujours fait toute chose avec grandeur d’âme. C’était une nature heureuse, qui a donné du bonheur partout autour de lui. A l’image de ses Tsancholè, que j’ai enregistrés, sa musique était très personnelle. Non pas révolutionnaire, mais néanmoins empreinte de modernité à maints égards. Son âme, je crois, était ancrée dans la musique contemporaine.»

André Ducret, compositeur et musicien, Pont-la-Ville: «Etrangement, je connaissais mieux l’homme que le musicien. Dans mes souvenirs d’enfant, Oscar Moret est pourtant une des premières images de musicien, quand il dirigeait la Landwehr. Je l’ai toujours perçu comme un travailleur infatigable et humble. Le type même de l’anti-vedette. Je pourrais même reprendre la formule qu’on utilise pour Haydn en parlant du papa Moret. Car il y avait chez lui un grand souffle de simplicité. Et un optimisme à toute épreuve. Il était encore une personne de grande ouverture, au-dessus des chapelles musicales.»

Nicolas Fragnière, chef du chœur mixte L’Espérance de Vuadens: «Ce fut pour moi un immense plaisir de travailler avec Oscar Moret, à l’occasion de l’enregistrement, en 1998, d’un disque qui lui était consacré. Il était profondément humain et humble, bon enfant. Il n’avait rien du compositeur dictatorial. Même dans la divergence de vues, il demeurait chaleureux et affable. Sa disparition va laisser un grand vide. Musicalement, il représente pour moi le parfait mélange de la musique populaire et de l’écriture contemporaine.»

Michel Corpataux, chef de chœurs, Riaz: «Oscar Moret était un homme fabuleux, d’une gentillesse extraordinaire. Comme compositeur, il laisse un très grand œuvre, qui a fait évoluer la musique populaire vers une écriture plus moderne que celle d’un Joseph Bovet. Sa contribution au répertoire choral en patois est également remarquable.»

Edmond Caille, chef du chœur mixte d’Estavannens: «C’était un homme d’une extrême bonté, authentique. Il était chaleureux, attentif aux autres. Depuis près de quarante ans, il venait à Estavannens, où il possédait un chalet. C’était un ami du village, proche des gens et des sociétés. Très souvent, lors des offices, il venait sur la tribune et tenait l’orgue. Il était un improvisateur extraordinaire. Sa disparition me touche beaucoup: il y a quelque temps, le jour de mes soixante ans, je lui disais encore qu’il était pour moi comme un deuxième père.»

Didier Page


19 avril 2003

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