FRIBOURG Claude Grandjean

Avec nostalgie et sérénité

Claude Grandjean a passé dix ans à la tête de la Sécurité et de la justice. Cette direction lui a procuré des joies et donné du fil à retordre. Après Michel Pittet, le socialiste de Châtel-St-Denis est le deuxième conseiller d’Etat à «entrer en retraite». Impressions et bilan à l’heure du dernier tour de clé au 26 de la Grand-Rue, à Fribourg.


A l’heure de quitter son bureau de la Grand-Rue, Claude Grandjean (ici en décembre 2000) l’affirme: «Je regrette déjà ce paysage. La falaise, la rivière. C’est magique»

 

Il s’approche de la fenêtre, écarte le rideau, plisse les yeux, ébloui. «Je regrette déjà ce paysage. La falaise, la rivière. C’est magique. Et puis, on connaît les gens de cette rue au charme fou. Il y a Yoki le peintre, et aussi le cordonnier… J’y reviendrai souvent.» En ce froid matin de fin décembre, Claude Grandjean a l’âme nostalgique. Une sensibilité aux choses, aux gens, au décor, qui tranche avec l’apparence un peu sèche, à la Robespierre, à laquelle nous a habitués le socialiste de Châtel-St-Denis, ancien «régent» de son état.
Dans son bureau du 26 de la Grand-Rue, à Fribourg, tout respire l’ordre. Les dossiers forment deux piles tirées au cordeau. Il avoue avoir relu chaque document. «Je suis trop méticuleux, on me le dit», sourit le conseiller d’Etat qui, officiellement, est «déjà parti». Mais «il va falloir, encore, que j’aille à la prison. On m’y invite pour le menu du jour.» Un plaisir auquel tient ce rebelle des gueuletons. En dix ans, malgré le régime imposé par «l’étiquette» ministérielle, Claude Grandjean n’a pas pris un kilo.
Dix ans à la tête d’une direction aussi sensible que Sécurité et justice: quel bilan à l’heure d’entrer en retraite? Et, d’abord, 63 ans, n’est-ce pas un peu jeune, quand on entend Pascal Couchepin claironner qu’il jouerait bien jusqu’à 80 ans sur la scène fédérale? «Il y a une usure. L’âge, tout simplement. Et puis, on mène une vie de fou, douze à treize heures de travail, six jours sur sept.» Ces trois dernières semaines, le conseiller d’Etat, à la tête d’un département d’un millier de personnes, a dormi avec un lance-pierres: deux à trois heures par nuit.

L’asile, lourd dossier
«Pour moi, le plus lourd dossier a été celui des demandeurs d’asile. Mais c’est aussi celui qui m’a procuré les plus grandes joies. J’ai reçu beaucoup de monde. D’un côté, il y a le système, assez terrible, de la “police des étrangers”, construit sur un processus standard. De l’autre, des cas de détresse humaine, sans dossier judiciaire, qui méritent la plus grande compassion.»
Et Claude Grandjean d’évoquer l’un des cas qui l’ont amené à écouter la voix du cœur, à l’exclusion de toute autre. C’est l’histoire d’un gamin de douze ans renvoyé au Brésil, que sa mère, un jour, a «jeté» dans un avion pour la Suisse. Pour qu’il connaisse un destin meilleur auprès de son père, un Suisse ayant recomposé une famille. Mais voilà. Une date avait été fixée par Berne pour son renvoi. «Ce gosse et sa famille ont quitté mon bureau sans savoir ce qui allait leur arriver. Dès qu’ils ont franchi la porte, je me suis dit: non, cet enfant ne partira pas! J’ai réécrit à Berne, qui a finalement accepté.»
Mais, tout aussi poignantes, des situations deviennent difficilement défendables dès lors qu’elles sont pénalisées par un dossier judiciaire. Une faute telle qu’un mariage blanc, par exemple. «Tout d’un coup, il s’en est produit des quantités. Ces mariages, pour la plupart, se terminent très mal. Et puis, il y a blanc et… blanc: un enfant peut naître. Faut-il accepter de se prêter à ce jeu?» Occasion d’interroger Claude Grandjean sur le sort de cette famille kosovare de La Verrerie, dont le recours a été rejeté par le Tribunal fédéral (La Gruyère du 2 novembre 2006). «Il y a un tout petit espoir. Le temps qui passe compte», lâche le conseiller d’Etat en partance. Non sans avouer une impuissance: «Finalement, on a peu de pouvoir.»

Les «affaires»
D’autres dossiers se sont également révélés pénibles. Ainsi les «affaires», qu’on les ait appelées Grossrieder, des sans-papiers ou de la Brigade des mineurs. «L’affaire Grossrieder a éclaté au début de mon premier mandat. J’ai tout ramassé dans la figure alors que c’était une procédure judiciaire. Je savais qu’il y avait cette enquête. Mais je ne pouvais interférer, en vertu de la séparation des pouvoirs. En une journée, quinze journalistes m’ont harcelé. Je n’en pouvais plus. Pour les sans-papiers, je savais que deux criminels, en tout cas, étaient à l’époque hébergés à Saint-Paul. Pour ce qui est de la Brigade des mineurs, je ne supporte pas d’entendre dire que la police est “pourrie”. Mais sur toutes ces histoires, je me sens serein.»
Tenace, le Veveysan a dû aussi l’être face à Appel au peuple. «J’ai entendu ces gens. Ils sont venus chez moi à Châtel-St-Denis. C’était l’horreur. Des vociférations. Le sommet de l’ignominie a été atteint avec leurs tracts. J’étais mal. Je me suis dit: ça suffit, j’ai de la famille, je ne peux plus accepter ça. J’ai décollé moi-même des affiches sur des bâtiments publics.»
Claude Grandjean aurait beaucoup à dire, encore. «L’écriture me démange», avoue-t-il. Peut-être rédigera-t-il des chroniques, à l’instar de son camarade de parti et ancien conseiller d’Etat Denis Clerc, précurseur de la restructuration hospitalière? Reste que, avec tout cela, on a occulté un autre service sous la responsabilité de Claude Grandjean: les affaires militaires. «Les relations avec l’armée et leurs officiers ont été excellentes. Pas une seule personne n’a été mise au chômage. Grolley a été intégré. Et pour le PAA de Romont, les choses ne sont pas encore réglées.» Et ne le seront sans doute pas avant 2011. Voire au-delà…

L’important, c’est la rose

Que va faire Claude Grandjean de sa retraite? «Au fond, je suis un manuel. Je vais continuer à couper mon bois. Je vais faire du sport, des tournées à vélo avec Michel Pittet. J’aimerais aussi courir à nouveau le Morat-Fribourg et rechausser des skis. Voir plus souvent mon petit-fils, rattraper toutes les lectures que j’ai loupées, grâce à ma femme, bibliothécaire à Châtel. Entreprendre des recherches historiques sur Granges, dont je suis bourgeois d’honneur et où j’ai grandi, réaliser une étude sur le pourquoi de la gare à Palézieux, qui aurait dû être à Granges si, en pays catholique, on n’avait pas eu autant peur du “péril rouge” incarné par les cheminots à l’époque! Je rêve aussi de voyages, en France, en Italie, pays d’où est originaire mon épouse, de revoir la Toscane et la Sicile, d’aller en Amérique du Sud… Et aussi de suivre la pousse de mes fleurs. Ma femme est amoureuse des roses.»
Claude Grandjean envisage aussi de reprendre la peinture. «J’avais un bon coup de pinceau, autrefois. J’ai encore une peinture que j’ai faite, gamin, avec de l’huile à salade, et qui est toujours grasse!» L’ancien conseiller d’Etat s’est par ailleurs inscrit à un cours de cuisine. «Pour les bases», dit-il modestement. Etonnant de la part de celui qui a toujours eu horreur des gueuletons! Mais il faut dire, aussi, que chaque repas du Conseil d’Etat, consacrait un symbole fort. «Notre union, notre volonté commune de gérer au mieux ce canton, de le faire avancer, progresser. Tous les sept, nous avons toujours travaillé les dossiers de chacun. Le Conseil d’Etat se doit d’être le lieu de connaissance de tous les dossiers. C’est aussi cela, la collégialité.»

 

Marie-Paule Angel
6 janvier 2007

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