Il sapproche
de la fenêtre, écarte le rideau, plisse les yeux, ébloui.
«Je regrette déjà ce paysage. La falaise, la rivière.
Cest magique. Et puis, on connaît les gens de cette rue au
charme fou. Il y a Yoki le peintre, et aussi le cordonnier
Jy
reviendrai souvent.» En ce froid matin de fin décembre, Claude
Grandjean a lâme nostalgique. Une sensibilité aux choses,
aux gens, au décor, qui tranche avec lapparence un peu sèche,
à la Robespierre, à laquelle nous a habitués le socialiste
de Châtel-St-Denis, ancien «régent» de son état.
Dans son bureau du 26 de la Grand-Rue, à Fribourg, tout respire
lordre. Les dossiers forment deux piles tirées au cordeau.
Il avoue avoir relu chaque document. «Je suis trop méticuleux,
on me le dit», sourit le conseiller dEtat qui, officiellement,
est «déjà parti». Mais «il va falloir,
encore, que jaille à la prison. On my invite pour le
menu du jour.» Un plaisir auquel tient ce rebelle des gueuletons.
En dix ans, malgré le régime imposé par «létiquette»
ministérielle, Claude Grandjean na pas pris un kilo.
Dix ans à la tête dune direction aussi sensible que
Sécurité et justice: quel bilan à lheure dentrer
en retraite? Et, dabord, 63 ans, nest-ce pas un peu jeune,
quand on entend Pascal Couchepin claironner quil jouerait bien jusquà
80 ans sur la scène fédérale? «Il y a une usure.
Lâge, tout simplement. Et puis, on mène une vie de
fou, douze à treize heures de travail, six jours sur sept.»
Ces trois dernières semaines, le conseiller dEtat, à
la tête dun département dun millier de personnes,
a dormi avec un lance-pierres: deux à trois heures par nuit.
Lasile,
lourd dossier
«Pour moi, le plus lourd dossier a été celui des demandeurs
dasile. Mais cest aussi celui qui ma procuré
les plus grandes joies. Jai reçu beaucoup de monde. Dun
côté, il y a le système, assez terrible, de la police
des étrangers, construit sur un processus standard. De lautre,
des cas de détresse humaine, sans dossier judiciaire, qui méritent
la plus grande compassion.»
Et Claude Grandjean dévoquer lun des cas qui lont
amené à écouter la voix du cur, à lexclusion
de toute autre. Cest lhistoire dun gamin de douze ans
renvoyé au Brésil, que sa mère, un jour, a «jeté»
dans un avion pour la Suisse. Pour quil connaisse un destin meilleur
auprès de son père, un Suisse ayant recomposé une
famille. Mais voilà. Une date avait été fixée
par Berne pour son renvoi. «Ce gosse et sa famille ont quitté
mon bureau sans savoir ce qui allait leur arriver. Dès quils
ont franchi la porte, je me suis dit: non, cet enfant ne partira pas!
Jai réécrit à Berne, qui a finalement accepté.»
Mais, tout aussi poignantes, des situations deviennent difficilement défendables
dès lors quelles sont pénalisées par un dossier
judiciaire. Une faute telle quun mariage blanc, par exemple. «Tout
dun coup, il sen est produit des quantités. Ces mariages,
pour la plupart, se terminent très mal. Et puis, il y a blanc et
blanc: un enfant peut naître. Faut-il accepter de se prêter
à ce jeu?» Occasion dinterroger Claude Grandjean sur
le sort de cette famille kosovare de La Verrerie, dont le recours a été
rejeté par le Tribunal fédéral (La Gruyère
du 2 novembre 2006). «Il y a un tout petit espoir. Le temps qui
passe compte», lâche le conseiller dEtat en partance.
Non sans avouer une impuissance: «Finalement, on a peu de pouvoir.»
Les
«affaires»
Dautres dossiers se sont également révélés
pénibles. Ainsi les «affaires», quon les ait
appelées Grossrieder, des sans-papiers ou de la Brigade des mineurs.
«Laffaire Grossrieder a éclaté au début
de mon premier mandat. Jai tout ramassé dans la figure alors
que cétait une procédure judiciaire. Je savais quil
y avait cette enquête. Mais je ne pouvais interférer, en
vertu de la séparation des pouvoirs. En une journée, quinze
journalistes mont harcelé. Je nen pouvais plus. Pour
les sans-papiers, je savais que deux criminels, en tout cas, étaient
à lépoque hébergés à Saint-Paul.
Pour ce qui est de la Brigade des mineurs, je ne supporte pas dentendre
dire que la police est pourrie. Mais sur toutes ces histoires,
je me sens serein.»
Tenace, le Veveysan a dû aussi lêtre face à Appel
au peuple. «Jai entendu ces gens. Ils sont venus chez moi
à Châtel-St-Denis. Cétait lhorreur. Des
vociférations. Le sommet de lignominie a été
atteint avec leurs tracts. Jétais mal. Je me suis dit: ça
suffit, jai de la famille, je ne peux plus accepter ça. Jai
décollé moi-même des affiches sur des bâtiments
publics.»
Claude Grandjean aurait beaucoup à dire, encore. «Lécriture
me démange», avoue-t-il. Peut-être rédigera-t-il
des chroniques, à linstar de son camarade de parti et ancien
conseiller dEtat Denis Clerc, précurseur de la restructuration
hospitalière? Reste que, avec tout cela, on a occulté un
autre service sous la responsabilité de Claude Grandjean: les affaires
militaires. «Les relations avec larmée et leurs officiers
ont été excellentes. Pas une seule personne na été
mise au chômage. Grolley a été intégré.
Et pour le PAA de Romont, les choses ne sont pas encore réglées.»
Et ne le seront sans doute pas avant 2011. Voire au-delà
Limportant,
cest la rose
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Que va faire
Claude Grandjean de sa retraite? «Au fond, je suis un manuel.
Je vais continuer à couper mon bois. Je vais faire du sport,
des tournées à vélo avec Michel Pittet. Jaimerais
aussi courir à nouveau le Morat-Fribourg et rechausser
des skis. Voir plus souvent mon petit-fils, rattraper toutes les
lectures que jai loupées, grâce à ma
femme, bibliothécaire à Châtel. Entreprendre
des recherches historiques sur Granges, dont je suis bourgeois
dhonneur et où jai grandi, réaliser
une étude sur le pourquoi de la gare à Palézieux,
qui aurait dû être à Granges si, en pays catholique,
on navait pas eu autant peur du péril rouge
incarné par les cheminots à lépoque!
Je rêve aussi de voyages, en France, en Italie, pays doù
est originaire mon épouse, de revoir la Toscane et la Sicile,
daller en Amérique du Sud
Et aussi de suivre
la pousse de mes fleurs. Ma femme est amoureuse des roses.»
Claude Grandjean envisage aussi de reprendre la peinture. «Javais
un bon coup de pinceau, autrefois. Jai encore une peinture
que jai faite, gamin, avec de lhuile à salade,
et qui est toujours grasse!» Lancien conseiller dEtat
sest par ailleurs inscrit à un cours de cuisine.
«Pour les bases», dit-il modestement. Etonnant de
la part de celui qui a toujours eu horreur des gueuletons! Mais
il faut dire, aussi, que chaque repas du Conseil dEtat,
consacrait un symbole fort. «Notre union, notre volonté
commune de gérer au mieux ce canton, de le faire avancer,
progresser. Tous les sept, nous avons toujours travaillé
les dossiers de chacun. Le Conseil dEtat se doit dêtre
le lieu de connaissance de tous les dossiers. Cest aussi
cela, la collégialité.»
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