Avez-vous
limpression que la qualité du français parlé
et écrit sest dégradée ces dernières
années?
Alain Muller: Oui et pas seulement en Suisse. Mais il y a ici des
expressions typiques, comme «sans autre», qui sont des traductions
littérales de lallemand. A ces romandismes ou helvétismes
sont venues sajouter des formules fausses. La langue se banalise,
donc sappauvrit. Il ny a quà écouter
un reportage radiophonique ou un film dil y a trente ou quarante
ans: cest désuet, mais on y parle un français impeccable.
Au-delà
de ce constat, avez-vous des explications?
Yve Delaquis: Le manque de bonne lecture, de lecture de
journaux et de livres de qualité
A. M.: Linformation ne passe plus que par les médias
électroniques, la télévision en particulier. Cest
le mauvais exemple: on imagine que les gens causent bien dans le poste.
On reprend les fautes de langage et les bêtises quils profèrent.
Y. D.: Il y a aussi linfluence des SMS. Dune certaine
manière, ce nouveau langage est faramineux, mais si la connaissance
linguistique se résume à ça
Souvent, des
copains journalistes nous disent: «Je nai pas eu le temps
daller vérifier.» Cest grave, parce que cest
votre métier. Vous êtes des faiseurs de langue. Il faut
oser dire que lon ne peut pas tout savoir et aller vérifier.
Il y a une négligence, un je-men-foutisme quon constate
dans tant dautres domaines. Ce laisser-aller général
se traduit dans la langue.
A. M.: Les parents ne jouent plus leur rôle déclaireurs
et darbitres, de développeurs de goût. Les enfants
sont livrés à eux-mêmes, et le chemin de la facilité
cest: «Je ne vais pas aller lire, jai internet»
Et les sites de particuliers, sur internet, sont truffés de fautes.
Aujourdhui, le réflexe prioritaire cest de communiquer,
peu importe comment.
Pourquoi
pas finalement? Tant que lon se fait comprendre
A. M.: Cest ce quon nous dit tout le temps:
«Vous êtes rétrogrades, il faut que la langue évolue
»
Y. D.: Je réponds alors que vous ne sortez pas toujours
en jean: pour aller à un enterrement ou un mariage, vous adaptez
votre tenue. Si je traduis une pièce de théâtre
pour enfants, mon français sera différent que si je traduis
un rapport bancaire. Le langage aussi doit sadapter à son
public. Cest ça qui nous frappe le plus: dans le langage,
on est toujours en jean.
«Le
langage doit sadapter à son public», dites-vous.
Or, radio et télévision sadressent au plus grand
nombre: le langage sadapte à lauditeur
Y. D.: Cela ne vous donne toujours pas le droit de commettre
des erreurs. Quon adapte le niveau de langage, cest une
chose, mais cela ne vous empêche pas de dire «des voitures
au choix» et pas «des voitures à choix» ou
un contrat envoyé «en double» et pas «à
double». Et on ne dit pas «ils se sont déplacés
dans quinze pays différents»: sil y en a quinze,
ils sont forcément différents
Ou les fameux «requérants
dasile», quon narrête pas de critiquer.
Le verbe requérir ne sutilise pas avec de! Je ne requiers
pas de ton aide
En français, on dit demandeurs dasile,
comme on dit demandeurs demploi.
A. M.: Autre exemple: on ne peut plus avoir de responsabilité
ministérielle ou communale sans être «en charge de»
quelque chose! Ça vient de langlais «in charge of».
On dit: «Il est chargé de
» Pourquoi tout à
coup changer sous linfluence de langlais? Petit à
petit, on va franciser des expressions anglaises, et, à la fin,
on ne parlera plus quun espéranto qui sera une sorte daméricain
bâtardisé
Etes-vous
opposés à tous les termes anglais?
A. M.: Non: un mot comme «week-end» sest
incrusté dans la langue française, il ny a pas de
raison de le chasser.
Y. D.: Si le terme a un sens et quil nexiste rien
de mieux, nous sommes tout à fait pour. Mais les «callcenters»
et les «helpdesks» alors quon a centre dappels
et réception ou accueil
Cest contre ce type dévolution
que nous nous offusquons. Le terme stress, par exemple: vous êtes
tous stressés, aujourdhui! Vous disiez quoi avant que stress
narrive sur le marché? «Jétais fatigué,
jai été sursollicité
» Il existe
plein de termes. Mais non, on dit «stress», facile!
La langue
évolue aussi par lusage: «pécunier»
et «pécunière» vont peut-être remplacer
dans les dictionnaires la forme correcte, «pécuniaire»
A. M.: Daccord, des tas de choses comme ça
ont été consacrées par lusage. Je nai
rien contre. Cest lexcès qui nous dérange.
Et cest un mouvement de plus en plus rapide. Je suis sûr
que, dans cinquante ans, le français sera réservé
à des érudits comme une espèce de langue morte,
comme le latin
Y. D.: Cest ce qui nous inquiète, parce quune
langue qui disparaît, cest aussi une culture qui disparaît.
Si tant de gens se battent pour le retour ou le maintien de dialectes,
cest quils ont peur de perdre leurs racines, la culture
véhiculée par la langue.
Refusez-vous
les régionalismes?
Y. D.: Ah non! «pécloter», cest
magnifique!
A. M.: A partir du moment où on essaie décrire
un français soigné
Tout gaulois que je suis, je
trouve ridicule de parler de soixante-quinze ou de quatre-vingt-huit.
Cest logique de dire septante, huitante, nonante. Mais je ne vois
pas de raison décrire «le 25% de la population a
décidé sans autre, ensemble avec ses autorités
fédérales
»
Y. D.: Nous ne sommes pas non plus contre linvention de
nouveaux termes. Un exemple classique: quand il y a eu la première
descente sur la lune, il fallait un nouveau verbe: on a créé
alunir. Pour la mer, cest amerrir. Ces créations sont cohérentes
et ces termes disent exactement ce quils veulent dire.
Certains
vous ont traités de «fossiles vivants»: comment réagissez-vous?
A. M.: Je persiste et signe
Y. D.: Je préfère «Don Quichotte de la langue»
On nous dit parfois: «Heureusement quil y a des gens comme
vous.» Et pas uniquement des personnes de notre génération.
Nous avons de jeunes amis qui parlent très bien, parce quils
aiment la langue. On nous dit aussi: «Il ny a que vous que
ça dérange». Ben oui! Comme un cuisinier, quand
il mange à lextérieur, va être dérangé
par des pâtes surcuites
On
ne dit pas
on dit
|
Voici
quelques exemples dexpressions plus ou moins courantes
qui font bondir grammairiens et puristes de la langue. Cette
liste de fautes, de barbarismes et de solécismes est
loin dêtre exhaustive et sallonge au fil des
ans
Faux: A linitiative de
/ Correct:
Sur linitiative de
Recette pour deux à trois personnes / Recette pour deux
ou trois personnes
Je pars à Paris / Je pars pour Paris
Monsieur est atteignable en soirée / Monsieur est joignable
en soirée
Une offre attractive / Une offre attrayante, intéressante
Aussi curieux que cela paraisse / Si curieux que cela paraisse
Se baser sur
/ Se fonder sur
Dans le but de
/ Dans le dessein de
Chaque trois mois / Tous les trois mois
Le ministre en charge de
/ Le ministre chargé de
Comme par exemple (de lallemand «wie zum Beispiel»)
/ Comme (ou Par exemple)
Une somme conséquente / Une somme importante, substantielle
Nous avions convenu de
/ Nous étions convenus de
Eviter des ennuis à quelquun / Epargner des ennuis
à quelquun
Elle est fâchée avec lui / Elle est fâchée
contre lui
Ce nest pas de sa faute / Ce nest pas sa faute
Fixer quelquun / Regarder fixement quelquun
Vous nêtes pas sans ignorer que
/ Vous nêtes
pas sans savoir que
Cest là où je vais, cest là
doù je viens / Cest là que je vais,
cest de là que je viens
Les risques sont réduits au maximum / Les risques sont
réduits au minimum
Pallier à un inconvénient / Pallier un inconvénient
Au point de vue pécunier / Au point de vue pécuniaire
Une place de travail (de lallemand Arbeitsplatz) / Un
poste de travail, un emploi
Des requérants dasile / Des demandeurs dasile
Un risque potentiel / Pléonasme: un risque est toujours
potentiel, donc un risque
Cela la stupéfaite / Cela la stupéfiée
(mais elle en est restée stupéfaite)
Il sen est suivi un désastre / Il sest ensuivi
un désastre
Surtout que tu nas pas mangé / Dautant (plus)
que tu nas pas mangé
Une situation susceptible de créer des difficultés
/ Une situation de nature (ou propre) à
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