MAGAZINE Langue française

Se battre par amour

La langue française est leur passion et leur combat. Yve Delaquis (née à Amsterdam, elle a passé une partie de sa jeunesse à Fribourg) et Alain Muller (Français installé en Suisse de longue date) se battent contre les fautes et les barbarismes qui envahissent notre langue, dans les médias en particulier. Traducteurs et interprètes depuis plus de vingt ans, ces deux amoureux du français séjournent à Charmey, le temps d’un été.


Alain Muller et Yve Delaquis: «Dans cinquante ans, le français sera réservé à des érudits comme une espèce de langue morte»

– Avez-vous l’impression que la qualité du français parlé et écrit s’est dégradée ces dernières années?
Alain Muller:
Oui et pas seulement en Suisse. Mais il y a ici des expressions typiques, comme «sans autre», qui sont des traductions littérales de l’allemand. A ces romandismes ou helvétismes sont venues s’ajouter des formules fausses. La langue se banalise, donc s’appauvrit. Il n’y a qu’à écouter un reportage radiophonique ou un film d’il y a trente ou quarante ans: c’est désuet, mais on y parle un français impeccable.

– Au-delà de ce constat, avez-vous des explications?
Yve Delaquis: Le manque de bonne lecture, de lecture de journaux et de livres de qualité…
A. M.: L’information ne passe plus que par les médias électroniques, la télévision en particulier. C’est le mauvais exemple: on imagine que les gens causent bien dans le poste. On reprend les fautes de langage et les bêtises qu’ils profèrent.
Y. D.: Il y a aussi l’influence des SMS. D’une certaine manière, ce nouveau langage est faramineux, mais si la connaissance linguistique se résume à ça… Souvent, des copains journalistes nous disent: «Je n’ai pas eu le temps d’aller vérifier.» C’est grave, parce que c’est votre métier. Vous êtes des faiseurs de langue. Il faut oser dire que l’on ne peut pas tout savoir et aller vérifier. Il y a une négligence, un je-m’en-foutisme qu’on constate dans tant d’autres domaines. Ce laisser-aller général se traduit dans la langue.
A. M.: Les parents ne jouent plus leur rôle d’éclaireurs et d’arbitres, de développeurs de goût. Les enfants sont livrés à eux-mêmes, et le chemin de la facilité c’est: «Je ne vais pas aller lire, j’ai internet»… Et les sites de particuliers, sur internet, sont truffés de fautes. Aujourd’hui, le réflexe prioritaire c’est de communiquer, peu importe comment.

– Pourquoi pas finalement? Tant que l’on se fait comprendre…
A. M.: C’est ce qu’on nous dit tout le temps: «Vous êtes rétrogrades, il faut que la langue évolue…»
Y. D.: Je réponds alors que vous ne sortez pas toujours en jean: pour aller à un enterrement ou un mariage, vous adaptez votre tenue. Si je traduis une pièce de théâtre pour enfants, mon français sera différent que si je traduis un rapport bancaire. Le langage aussi doit s’adapter à son public. C’est ça qui nous frappe le plus: dans le langage, on est toujours en jean.

– «Le langage doit s’adapter à son public», dites-vous. Or, radio et télévision s’adressent au plus grand nombre: le langage s’adapte à l’auditeur…
Y. D.: Cela ne vous donne toujours pas le droit de commettre des erreurs. Qu’on adapte le niveau de langage, c’est une chose, mais cela ne vous empêche pas de dire «des voitures au choix» et pas «des voitures à choix» ou un contrat envoyé «en double» et pas «à double». Et on ne dit pas «ils se sont déplacés dans quinze pays différents»: s’il y en a quinze, ils sont forcément différents… Ou les fameux «requérants d’asile», qu’on n’arrête pas de critiquer. Le verbe requérir ne s’utilise pas avec de! Je ne requiers pas de ton aide… En français, on dit demandeurs d’asile, comme on dit demandeurs d’emploi.
A. M.: Autre exemple: on ne peut plus avoir de responsabilité ministérielle ou communale sans être «en charge de» quelque chose! Ça vient de l’anglais «in charge of». On dit: «Il est chargé de…» Pourquoi tout à coup changer sous l’influence de l’anglais? Petit à petit, on va franciser des expressions anglaises, et, à la fin, on ne parlera plus qu’un espéranto qui sera une sorte d’américain bâtardisé…

– Etes-vous opposés à tous les termes anglais?
A. M.: Non: un mot comme «week-end» s’est incrusté dans la langue française, il n’y a pas de raison de le chasser.
Y. D.: Si le terme a un sens et qu’il n’existe rien de mieux, nous sommes tout à fait pour. Mais les «callcenters» et les «helpdesks» alors qu’on a centre d’appels et réception ou accueil… C’est contre ce type d’évolution que nous nous offusquons. Le terme stress, par exemple: vous êtes tous stressés, aujourd’hui! Vous disiez quoi avant que stress n’arrive sur le marché? «J’étais fatigué, j’ai été sursollicité…» Il existe plein de termes. Mais non, on dit «stress», facile!

– La langue évolue aussi par l’usage: «pécunier» et «pécunière» vont peut-être remplacer dans les dictionnaires la forme correcte, «pécuniaire»…
A. M.: D’accord, des tas de choses comme ça ont été consacrées par l’usage. Je n’ai rien contre. C’est l’excès qui nous dérange. Et c’est un mouvement de plus en plus rapide. Je suis sûr que, dans cinquante ans, le français sera réservé à des érudits comme une espèce de langue morte, comme le latin…
Y. D.: C’est ce qui nous inquiète, parce qu’une langue qui disparaît, c’est aussi une culture qui disparaît. Si tant de gens se battent pour le retour ou le maintien de dialectes, c’est qu’ils ont peur de perdre leurs racines, la culture véhiculée par la langue.

– Refusez-vous les régionalismes?
Y. D.: Ah non! «pécloter», c’est magnifique!
A. M.: A partir du moment où on essaie d’écrire un français soigné… Tout gaulois que je suis, je trouve ridicule de parler de soixante-quinze ou de quatre-vingt-huit. C’est logique de dire septante, huitante, nonante. Mais je ne vois pas de raison d’écrire «le 25% de la population a décidé sans autre, ensemble avec ses autorités fédérales…»
Y. D.: Nous ne sommes pas non plus contre l’invention de nouveaux termes. Un exemple classique: quand il y a eu la première descente sur la lune, il fallait un nouveau verbe: on a créé alunir. Pour la mer, c’est amerrir. Ces créations sont cohérentes et ces termes disent exactement ce qu’ils veulent dire.

– Certains vous ont traités de «fossiles vivants»: comment réagissez-vous?
A. M.: Je persiste et signe…
Y. D.: Je préfère «Don Quichotte de la langue»… On nous dit parfois: «Heureusement qu’il y a des gens comme vous.» Et pas uniquement des personnes de notre génération. Nous avons de jeunes amis qui parlent très bien, parce qu’ils aiment la langue. On nous dit aussi: «Il n’y a que vous que ça dérange». Ben oui! Comme un cuisinier, quand il mange à l’extérieur, va être dérangé par des pâtes surcuites…

On ne dit pas… on dit

Voici quelques exemples d’expressions plus ou moins courantes qui font bondir grammairiens et puristes de la langue. Cette liste de fautes, de barbarismes et de solécismes est loin d’être exhaustive et s’allonge au fil des ans…
Faux: A l’initiative de… / Correct: Sur l’initiative de…
Recette pour deux à trois personnes / Recette pour deux ou trois personnes
Je pars à Paris / Je pars pour Paris
Monsieur est atteignable en soirée / Monsieur est joignable en soirée
Une offre attractive / Une offre attrayante, intéressante…
Aussi curieux que cela paraisse / Si curieux que cela paraisse…
Se baser sur… / Se fonder sur…
Dans le but de… / Dans le dessein de…
Chaque trois mois / Tous les trois mois
Le ministre en charge de… / Le ministre chargé de…
Comme par exemple (de l’allemand «wie zum Beispiel») / Comme (ou Par exemple)
Une somme conséquente / Une somme importante, substantielle…
Nous avions convenu de… / Nous étions convenus de…
Eviter des ennuis à quelqu’un / Epargner des ennuis à quelqu’un
Elle est fâchée avec lui / Elle est fâchée contre lui
Ce n’est pas de sa faute / Ce n’est pas sa faute
Fixer quelqu’un / Regarder fixement quelqu’un
Vous n’êtes pas sans ignorer que… / Vous n’êtes pas sans savoir que…
C’est là où je vais, c’est là d’où je viens / C’est là que je vais, c’est de là que je viens
Les risques sont réduits au maximum / Les risques sont réduits au minimum
Pallier à un inconvénient / Pallier un inconvénient
Au point de vue pécunier / Au point de vue pécuniaire
Une place de travail (de l’allemand Arbeitsplatz) / Un poste de travail, un emploi
Des requérants d’asile / Des demandeurs d’asile
Un risque potentiel / Pléonasme: un risque est toujours potentiel, donc un risque
Cela l’a stupéfaite / Cela l’a stupéfiée (mais elle en est restée stupéfaite)
Il s’en est suivi un désastre / Il s’est ensuivi un désastre
Surtout que tu n’as pas mangé / D’autant (plus) que tu n’as pas mangé
Une situation susceptible de créer des difficultés / Une situation de nature (ou propre) à…


Propos recueillis par
Eric Bulliard

30 août 2005

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