Economie laitière
Cremo, la stratégie gagnante

Après le chaos, un nouvel équilibre? Sur les ruines de Swiss Dairy Food se reconstruit la nouvelle économie laitière helvétique. Parmi les acteurs clés, l’entreprise Cremo, qui a acquis le 16 décembre dernier trois sites de SDF. Pour évoquer ces derniers mois de crise, rencontre avec le président et le directeur de Cremo, Alexis Gobet et Paul-Albert Nobs. Qui dévoilent la stratégie de leur maison.


Alexis Gobet (à gauche), président de Cremo, et Paul-Albert Nobs, directeur: «Nous ne pouvons plus faire de l’économie et de la politique en même temps. Il faut donc éviter de tomber dans le régionalisme» (arch. C. Haymoz)

– Depuis trois mois, votre entreprise est sur le front, bâtissant sur les ruines de Swiss Dairy Food, une nouvelle géographie de l’industrie laitière suisse. Cremo s’est hissé en l’espace de quelques semaines au premier rang, donnant ainsi raison à la stratégie mise en place depuis le milieu des années nonante. Ce scénario l’aviez-vous prévu?
Paul-Albert Nobs: Il n’y avait pas besoin d’être clerc de notaire pour savoir que SDF n’allait pas bien. Chaque année la situation empirait. Depuis 1998-1999, nous faisons des analyses pour savoir comment notre branche va évoluer – nous avons commandé un rapport à cet effet. Et nous étions arrivés à la conclusion qu’en Suisse on pouvait envisager trois solutions. Soit construire le grand Swiss Milk, qui aurait peu de chance, car les monopoles entraînent toujours des réactions politiques. Soit diviser le marché helvétique par secteurs: ce que nous avons fait ces dernières années, en nous concentrant sur le beurre, la crème à café et le fromage à pâte mi-dure. Dernière possibilité: diviser le marché par la géographie et la culture, ce qui est en train de se réaliser, avec un groupe ouest et un groupe est. Nous travaillions sur ces schémas bien avant que Säntis fusionne avec Toni. Nous sommes persuadés qu’en fonction de la constellation actuelle, il restera deux ou trois acteurs (Cremo, Emmi, Suhr) qui garantiront une saine concurrence.

– En fonction de ces scénarios, la déconfiture de SDF devait vous sembler inéluctable?
P.-A. Nobs: Nous ne sommes pas des militaires! Mais nous avons toujours estimé qu’une usine de lait devait avoir autour d’elle un groupe compact de producteurs. SDF avait un dispositif à trous: Genève, Vaud, Berne, un peu Bâle, Zurich, sans avoir ni la Suisse centrale ni Fribourg. Vers la fin, SDF pouvait compter sur une zone compacte à l’est de la Suisse, sans qu’elle soit bien exploitée.

– Quelles sont les causes profondes du désastre SDF?
Alexis Gobet: En 1994, lorsque Cremo avait des difficultés, les Vaudois considéraient que nous faisions du cantonalisme d’arrière-garde en défendant Cremo. Mais nous pensions que Tonilait portait en lui-même le germe de sa désintégration. Nous avons souvent constaté leurs problèmes d’organisation et de fonctionnement, l’absence de culture d’entreprise, la pression des régionalismes. Au sommet on faisait de la stratégie, mais dans les étages inférieurs, on travaillait encore avec l’ancien état d’esprit.
P.-A. Nobs: Il faut dire que SDF a au moins le mérite d’avoir essayé de faire évoluer le système, car ils étaient conscients qu’ils ne pouvaient pas continuer avec un système presque hérité de la guerre, avec une centrale par canton et une concurrence régionale exacerbée. Le diagnostic était bon, les remèdes apportés le furent mois. Dès le départ, l’entreprise n’était géographiquement pas compacte, elle était à cheval sur la frontière des langues. Et nous avons constaté qu’une fusion, qui permet de diminuer la concurrence, ne suffit pas à assurer la pérennité d’une entreprise.

– Ce qui paraît dramatique avec la chute de SDF, ce sont les milliers de suppressions d’emplois qui ont été générés par les fusions successives. Quelles conclusions tirez-vous de cette aventure, vous qui avez déjà intégré une dizaine d’entreprises depuis 1973 et qui vous apprêtez à absorber trois sites de SDF?
A. Gobet: Nous ne pouvons plus faire de l’économie et de la politique en même temps. Il faut donc éviter de tomber dans le régionalisme.
P.-A. Nobs: Il faut en effet rester dans le domaine économique, donc dans le rationnel. Il convient également d’exploiter les synergies partout où elles existent, d’éliminer les doublures. Dans une entreprise, il faut qu’on s’accorde tous sur les buts à atteindre et que la stratégie de départ soit comprise par chacun.

– En mai 2000, Cremo a intégré l’entreprise de Gossau, propriété de SDF. Quelles étaient les liens de votre entreprise avec SDF?
P.-A. Nobs: Cremo et SDF étaient devenus parfaitement complémentaires. Nous vendions des produits qu’ils fabriquaient. Avec la disparition de SDF, nous allions perdre notre source d’approvisionnement. Cremo a donc décidé de fabriquer à nouveau ce qui avait été concédé dans les précédentes négociations.

– Le 16 décembre, Cremo a donc signé la reprise des sites de Mont-sur-Lausanne, Lucens et Thoune. Quelle est la stratégie qui a motivé ces achats?
A. Gobet: Auparavant, il y a eu une longue réflexion. Nous avons réfléchi à la situation qui pouvait se présenter, à savoir ne plus avoir de partenaires pour fabriquer certains de nos produits. Que faire pour assurer la poursuite de ces productions en l’absence de SDF? Nous avions déjà conduit des négociations en 1999, qui s’étaient soldées par la reprise du beurre et des godets.
P.-A. Nobs: Plusieurs schémas se présentaient à nous mais un premier choix a été clairement décidé par le Conseil d’administration: le respect de la zone, à l’ouest de Berne. Autre exigence: la recherche de la taille européenne pour les produits de masse. Nous devions, par exemple, prendre absolument Thoune et Lucens pour obtenir une taille comparable avec une usine de poudre de lait européenne. Autres éléments déterminants: l’exploitation des synergies possibles avec le site de Fribourg, la fabrication des produits que nous ne faisions plus nous-mêmes (lait, crème…), la volonté de ne pas mélanger les produits frais et les produits de longue conservation, ces derniers possédant une mission de régulation. Une fois ces principes stratégiques appliqués, la constellation est trouvée.

– Quelles sont les conséquences de ces reprises pour Cremo?
P.-A. Nobs: Les employés vont passer de 320 à 520, le chiffre d’affaires va augmenter de 50%, pour atteindre quelque 600 millions. La structure de la maison ne va pas être modifiée, mais nous allons renforcer l’encadrement à Fribourg. Il y a désormais deux priorités: stopper les pertes là où elles existent, et construire sur Fribourg afin d’intégrer ici ce qui peut être plus compétitif, notamment la poudre et la fabrication du fromage à raclette. A terme il y aura deux sites principaux: celui de Fribourg (beurre, fromages et poudre) et celui de Lausanne (produits frais). Lucens pourrait être transformé à terme en un centre d’affinage.

– On a dit que la reprise de ces trois sites SDF se chiffre à 100 millions. Exact?
P.-A. Nobs: Certains ont dit que ce rachat se montait à 100 millions, nous, nous n’avons jamais articulé de chiffres. C’est l’ensemble du projet qui peut être chiffré à 100 millions, qui comprennent des reprises de sites, des pertes d’exploitation, des faux frais et les investissements de quelque 60 millions que nous allons réaliser dans le canton dans les deux ans.

La révolution de Prolait
– Les crises sont-elles nécessaires pour réformer la machine laitière suisse?
P.-A. Nobs: J’ai malheureusement le sentiment que l’économie laitière ne se métamorphose que sous la pression des crises. Et la crise actuelle a montré que la pire des choses pour les producteurs était l’absence d’acheteurs de lait. En ce sens, cette crise a été plutôt favorable aux entreprises, mais de manière très momentanée. Si le débat est logique et économique, il n’y aura pas de problèmes entre producteurs et transformateurs.

– Qu’attendez-vous de la plate-forme Prolait qui a émergé de cette crise?
P.-A Nobs: Il fallait que les producteurs retrouvent une identité avec l’entreprise qui transforme leur lait. Cela s’est fait non dans le cadre du canton mais de la région. Cette plate-forme doit s’occuper de la mise en valeur du lait. Elle devra également, dans le cadre de la libéralisation des contingents, gérer les quantités, en lien avec les pôles industriels et artisanaux. Il y a là un moyen de créer un ensemble cohérent qui pourrait gérer les volumes. Prolait a permis de dépasser les sensibilités cantonales: c’est une évolution capitale. Elle est le double fruit de la crise et d’un changement de génération à la tête des fédérations de laiterie.

– Prolait va investir 34 millions dans votre projet, somme qui compte pour moitié des aides publiques. Comment avez-vous interprété les réticences des milieux politiques?
P.-A. Nobs: Il n’était pas illogique que les producteurs se tournent vers l’Etat pour compléter la somme dont ils avaient besoin. Car on sait qu’une part du revenu agricole vient sous forme de paiements directs. Ce n’est donc pas hors de propos de faire cette demande. Il faut également dire que cette aide n’est pas destinée à une entreprise en difficulté, car Cremo n’est pas en difficulté. On aide à créer quelque chose de nouveau. Le précédent, redouté par certains, va donc se limiter à peu de chose. Il faut enfin ajouter que ces crédits publics ont tous été prélevés sur des fonds agricoles: ils n’ont pas été pris dans d’autres départements. Est-ce alors un précédent d’aider au développement de l’économie fribourgeoise?

– Certaines critiques, formulées par les fromagers, concernent le pouvoir de Cremo, qui aurait la capacité d’imposer des restructurations. Que répondez-vous?
C’est une crainte infondée.

– Dans les négociations avec l’Etat, votre entrée dans l’Interprofession du Gruyère n’a-t-elle pas été discutée?
A. Gobet: Non, d’aucune façon. Nous ne faisons pas partie de l’IPG, même si nous nous acquittons de tous les devoirs. Quels seraient nos intérêts à y être? L’avantage, c’est que nous n’avons pas besoin d’en sortir! Pour l’instant, nous avons décidé de suivre les règles. Il y a une espèce de noyautage au sein de l’IPG qui crée un climat hostile à l’entreprise Cremo. Nous avons de la peine avec la conception qui est faite d’une interprofession. Il n’y a donc pas de raison d’y entrer, dans ces conditions.

– Les fromagers vous reprochent de n’avoir pas réduit la production de Gruyère comme l’IPG l’a exigé à la fin de l’été…
P.-A. Nobs: Nous avons diminué notre production de Gruyère comme tous les autres. Et j’aimerais bien que cela soit vraiment comme tous les autres. Mais il y a un problème à régler, qui concerne les critères de calcul. Car l’IPG n’accepte pas d’intégrer à notre production le quota de certaines fromageries qui ont été transférées chez nous.

Propos recueillis par Patrice Borcard / 31 décembre 2002