Depuis trois mois, votre entreprise est sur le front, bâtissant
sur les ruines de Swiss Dairy Food, une nouvelle géographie de
lindustrie laitière suisse. Cremo sest hissé
en lespace de quelques semaines au premier rang, donnant ainsi
raison à la stratégie mise en place depuis le milieu des
années nonante. Ce scénario laviez-vous prévu?
Paul-Albert Nobs: Il ny avait pas besoin dêtre
clerc de notaire pour savoir que SDF nallait pas bien. Chaque
année la situation empirait. Depuis 1998-1999, nous faisons des
analyses pour savoir comment notre branche va évoluer
nous avons commandé un rapport à cet effet. Et nous étions
arrivés à la conclusion quen Suisse on pouvait envisager
trois solutions. Soit construire le grand Swiss Milk, qui aurait peu
de chance, car les monopoles entraînent toujours des réactions
politiques. Soit diviser le marché helvétique par secteurs:
ce que nous avons fait ces dernières années, en nous concentrant
sur le beurre, la crème à café et le fromage à
pâte mi-dure. Dernière possibilité: diviser le marché
par la géographie et la culture, ce qui est en train de se réaliser,
avec un groupe ouest et un groupe est. Nous travaillions sur ces schémas
bien avant que Säntis fusionne avec Toni. Nous sommes persuadés
quen fonction de la constellation actuelle, il restera deux ou
trois acteurs (Cremo, Emmi, Suhr) qui garantiront une saine concurrence.
En fonction de ces scénarios, la déconfiture de SDF devait
vous sembler inéluctable?
P.-A. Nobs: Nous ne sommes pas des militaires! Mais nous avons
toujours estimé quune usine de lait devait avoir autour
delle un groupe compact de producteurs. SDF avait un dispositif
à trous: Genève, Vaud, Berne, un peu Bâle, Zurich,
sans avoir ni la Suisse centrale ni Fribourg. Vers la fin, SDF pouvait
compter sur une zone compacte à lest de la Suisse, sans
quelle soit bien exploitée.
Quelles sont les causes profondes du désastre SDF?
Alexis Gobet: En 1994, lorsque Cremo avait des difficultés,
les Vaudois considéraient que nous faisions du cantonalisme darrière-garde
en défendant Cremo. Mais nous pensions que Tonilait portait en
lui-même le germe de sa désintégration. Nous avons
souvent constaté leurs problèmes dorganisation et
de fonctionnement, labsence de culture dentreprise, la pression
des régionalismes. Au sommet on faisait de la stratégie,
mais dans les étages inférieurs, on travaillait encore
avec lancien état desprit.
P.-A. Nobs:
Il faut dire que SDF a au moins le mérite davoir essayé
de faire évoluer le système, car ils étaient conscients
quils ne pouvaient pas continuer avec un système presque
hérité de la guerre, avec une centrale par canton et une
concurrence régionale exacerbée. Le diagnostic était
bon, les remèdes apportés le furent mois. Dès le
départ, lentreprise nétait géographiquement
pas compacte, elle était à cheval sur la frontière
des langues. Et nous avons constaté quune fusion, qui permet
de diminuer la concurrence, ne suffit pas à assurer la pérennité
dune entreprise.
Ce qui paraît dramatique avec la chute de SDF, ce sont les milliers
de suppressions demplois qui ont été générés
par les fusions successives. Quelles conclusions tirez-vous de cette
aventure, vous qui avez déjà intégré une
dizaine dentreprises depuis 1973 et qui vous apprêtez à
absorber trois sites de SDF?
A. Gobet: Nous ne pouvons plus faire de léconomie
et de la politique en même temps. Il faut donc éviter de
tomber dans le régionalisme.
P.-A. Nobs: Il faut en effet rester dans le domaine économique,
donc dans le rationnel. Il convient également dexploiter
les synergies partout où elles existent, déliminer
les doublures. Dans une entreprise, il faut quon saccorde
tous sur les buts à atteindre et que la stratégie de départ
soit comprise par chacun.
En mai 2000, Cremo a intégré lentreprise de Gossau,
propriété de SDF. Quelles étaient les liens de
votre entreprise avec SDF?
P.-A. Nobs: Cremo et SDF étaient devenus parfaitement
complémentaires. Nous vendions des produits quils fabriquaient.
Avec la disparition de SDF, nous allions perdre notre source dapprovisionnement.
Cremo a donc décidé de fabriquer à nouveau ce qui
avait été concédé dans les précédentes
négociations.
Le 16 décembre, Cremo a donc signé la reprise des sites
de Mont-sur-Lausanne, Lucens et Thoune. Quelle est la stratégie
qui a motivé ces achats?
A. Gobet: Auparavant, il y a eu une longue réflexion.
Nous avons réfléchi à la situation qui pouvait
se présenter, à savoir ne plus avoir de partenaires pour
fabriquer certains de nos produits. Que faire pour assurer la poursuite
de ces productions en labsence de SDF? Nous avions déjà
conduit des négociations en 1999, qui sétaient soldées
par la reprise du beurre et des godets.
P.-A. Nobs:
Plusieurs schémas se présentaient à nous mais
un premier choix a été clairement décidé
par le Conseil dadministration: le respect de la zone, à
louest de Berne. Autre exigence: la recherche de la taille européenne
pour les produits de masse. Nous devions, par exemple, prendre absolument
Thoune et Lucens pour obtenir une taille comparable avec une usine de
poudre de lait européenne. Autres éléments déterminants:
lexploitation des synergies possibles avec le site de Fribourg,
la fabrication des produits que nous ne faisions plus nous-mêmes
(lait, crème
), la volonté de ne pas mélanger
les produits frais et les produits de longue conservation, ces derniers
possédant une mission de régulation. Une fois ces principes
stratégiques appliqués, la constellation est trouvée.
Quelles sont les conséquences de ces reprises pour Cremo?
P.-A. Nobs: Les employés vont passer de 320 à 520,
le chiffre daffaires va augmenter de 50%, pour atteindre quelque
600 millions. La structure de la maison ne va pas être modifiée,
mais nous allons renforcer lencadrement à Fribourg. Il
y a désormais deux priorités: stopper les pertes là
où elles existent, et construire sur Fribourg afin dintégrer
ici ce qui peut être plus compétitif, notamment la poudre
et la fabrication du fromage à raclette. A terme il y aura deux
sites principaux: celui de Fribourg (beurre, fromages et poudre) et
celui de Lausanne (produits frais). Lucens pourrait être transformé
à terme en un centre daffinage.
On a dit que la reprise de ces trois sites SDF se chiffre à 100
millions. Exact?
P.-A. Nobs: Certains ont dit que ce rachat se montait à
100 millions, nous, nous navons jamais articulé de chiffres.
Cest lensemble du projet qui peut être chiffré
à 100 millions, qui comprennent des reprises de sites, des pertes
dexploitation, des faux frais et les investissements de quelque
60 millions que nous allons réaliser dans le canton dans les
deux ans.
La
révolution de Prolait
Les crises sont-elles nécessaires pour réformer la machine
laitière suisse?
P.-A. Nobs: Jai malheureusement le sentiment que léconomie
laitière ne se métamorphose que sous la pression des crises.
Et la crise actuelle a montré que la pire des choses pour les
producteurs était labsence dacheteurs de lait. En
ce sens, cette crise a été plutôt favorable aux
entreprises, mais de manière très momentanée. Si
le débat est logique et économique, il ny aura pas
de problèmes entre producteurs et transformateurs.
Quattendez-vous de la plate-forme Prolait qui a émergé
de cette crise?
P.-A Nobs: Il fallait que les producteurs retrouvent une identité
avec lentreprise qui transforme leur lait. Cela sest fait
non dans le cadre du canton mais de la région. Cette plate-forme
doit soccuper de la mise en valeur du lait. Elle devra également,
dans le cadre de la libéralisation des contingents, gérer
les quantités, en lien avec les pôles industriels et artisanaux.
Il y a là un moyen de créer un ensemble cohérent
qui pourrait gérer les volumes. Prolait a permis de dépasser
les sensibilités cantonales: cest une évolution
capitale. Elle est le double fruit de la crise et dun changement
de génération à la tête des fédérations
de laiterie.
Prolait va investir 34 millions dans votre projet, somme qui compte
pour moitié des aides publiques. Comment avez-vous interprété
les réticences des milieux politiques?
P.-A. Nobs: Il nétait pas illogique que les producteurs
se tournent vers lEtat pour compléter la somme dont ils
avaient besoin. Car on sait quune part du revenu agricole vient
sous forme de paiements directs. Ce nest donc pas hors de propos
de faire cette demande. Il faut également dire que cette aide
nest pas destinée à une entreprise en difficulté,
car Cremo nest pas en difficulté. On aide à créer
quelque chose de nouveau. Le précédent, redouté
par certains, va donc se limiter à peu de chose. Il faut enfin
ajouter que ces crédits publics ont tous été prélevés
sur des fonds agricoles: ils nont pas été pris dans
dautres départements. Est-ce alors un précédent
daider au développement de léconomie fribourgeoise?
Certaines critiques, formulées par les fromagers, concernent
le pouvoir de Cremo, qui aurait la capacité dimposer des
restructurations. Que répondez-vous?
Cest une crainte infondée.
Dans les négociations avec lEtat, votre entrée dans
lInterprofession du Gruyère na-t-elle pas été
discutée?
A. Gobet: Non, daucune façon. Nous ne faisons pas
partie de lIPG, même si nous nous acquittons de tous les
devoirs. Quels seraient nos intérêts à y être?
Lavantage, cest que nous navons pas besoin den
sortir! Pour linstant, nous avons décidé de suivre
les règles. Il y a une espèce de noyautage au sein de
lIPG qui crée un climat hostile à lentreprise
Cremo. Nous avons de la peine avec la conception qui est faite dune
interprofession. Il ny a donc pas de raison dy entrer, dans
ces conditions.
Les fromagers vous reprochent de navoir pas réduit la production
de Gruyère comme lIPG la exigé à la
fin de lété
P.-A. Nobs: Nous avons diminué notre production de Gruyère
comme tous les autres. Et jaimerais bien que cela soit vraiment
comme tous les autres. Mais il y a un problème à régler,
qui concerne les critères de calcul. Car lIPG naccepte
pas dintégrer à notre production le quota de certaines
fromageries qui ont été transférées chez
nous.
Propos
recueillis par Patrice
Borcard /
31 décembre 2002