Elle
a fixé le rendez-vous au Bateau. Au restaurant du Schiff,
si vous préférez. «Parce quil est encore
possible de sy parquer le matin en dépit des visiteurs
de lexposition nationale.» La vaste terrasse ombragée
donne sur le bord du lac, ou plus exactement sur deux bouleaux dont
lépais feuillage masque la promenade. Véronique
Muller arrive, comme elle sen ira: pendue à son natel,
alternant les «Gruezi», «Salut» et autres
«Merci-Danke». Madame est bilingue, une seconde nature
chez les habitants de Morat.
Son nom ne vous dit sans doute rien, mais tout le monde la salue
dans la petite cité lacoise. Chanteuse pop, devenue une célébrité
locale, cette blonde quinquagénaire a représenté
la Suisse à lEurovision, millésime 1972. Véronique
Muller, 24 ans à lépoque, fredonnait «Cest
la chanson de mon amour» et se classait 8e à la finale
dEdimbourg. Bien mieux que la pétillante Francine Jordi,
érigée au rang de star par la presse populaire du
pays malgré sa déroute à fin mai en Estonie.
Autres temps, autres murs
Mais si Véronique Muller
fait parler delle ces derniers mois, jusque sur la scène
nationale, cest en réalité parce quelle
sest mise en tête de sauver le symbole de larteplage
fribourgeois, destiné, comme toutes les autres infrastructures,
à ne pas survivre à lexpo nationale. Sans renier
la chanson, ni sa carrière de compositrice, lartiste
de Morat se passionne pour le monolithe de Jean Nouvel. Entre elle
et le cube, il y a eu comme un coup de foudre.
Pour un amour de monolithe: ce pourrait être le titre de son
prochain single. Vouer à la casse une telle réalisation
dépasse lentendement de Véronique Muller. Si
bien que son Groupement Monolithe accoste les visiteurs, pétition
en main, dans le but de sopposer au démontage du monument.
Ses cheveux en bataille lui mangent le front et déroulent
leurs mèches en cascade jusquau sommet des épaules.
Le visage, dune rondeur gaillarde, affiche un rouge à
lèvres des plus soutenus.
On lécoute senthousiasmer, le regard dune
clarté rare porté au loin, comme si la végétation
ne lempêchait pas datteindre des yeux lemblème
de lexpo. Cette drôle dembarcation qui nage sur
son socle de béton? «Cest un cadeau tombé
du ciel, quelque chose dunique au monde, une chance inouïe
den faire un espace culturel qui fait cruellement défaut
ici.»
Fascinée, elle lest aussi par larchitecte parisien
Jean Nouvel, qui a transformé en uvre dart un
vulgaire cube rouillé. Un homme «au tempérament
modéré, calme et réfléchi, quelquun
dimposant, à lallure fascinante.» «Comme
le monolithe», ajoute-t-elle au moment où vous vous
apprêtez à le faire. «Tous deux ont de létoffe.»
Léphémère
éternité
Son rêve éveillé, partagé par une partie
des milieux artistiques du lieu, est aussi celui de parrains célèbres:
il y a le journaliste de la TSR Jean-Philippe Rapp, lartiste
Crista de Carouge, la chancelière de la Confédération
Annemarie Huber-Hotz, etc. Même le conseiller fédéral
Joseph Deiss sest prononcé publiquement en faveur du
maintien de ce symbole. Tout un petit monde qui accuse le coup:
prolonger lexploitation du monolithe durant cinq ans coûterait
27 millions!
Tombée à fin juin, la nouvelle a leffet dune
douche froide. Mais déjà lindéfectible
optimiste sentiche de trouver les trois à quatre millions
nécessaires pour obtenir un an de répit. Elle échafaude
des scénarios, avance le nom de sponsors, égrène
les échéances à venir, dresse la liste des
autorisations nécessaires, rêve dun gala de Juliette
Gréco dans lantre de Nouvel
Il en faudrait plus
pour décourager ce verseau, ascendant scorpion. «Le
verseau est créatif et le scorpion sait se défendre:
le mélange des deux me plaît bien.»
Des notes de trompettes linterrompent un instant, qui dure
une éternité
Est-ce la mélodie? La compositrice
se met à évoquer sa jeunesse, la rue de la Rive, où
elle est née, la place du port, où elle a fait «les
400 coups, et autre chose encore dans les roseaux». Epoque
où la Moratoise se met à chanter, quittant les bords
du lac à 15 ans. Etapes du parcours: Genève, Paris,
Londres, Edimbourg et retour en Suisse en 1976. Ce sera ensuite
un détour par Zurich, puis Munich, aux côtés
de son mari, Guido Baumann, homme de télévision décédé
il y a quelques années.
Le
talent nattend pas
Les galas dans les supermarchés, entre autres, lont
incitée à créer son Talentoscop, du nom de
cette sorte de scène ouverte appelée à dénicher
les artistes de demain. Depuis cinq ans, elle écume la Suisse
allemande, Neuchâtel et Fribourg pour «éviter
que des talents se perdent à jamais». Neuf dates figurent
au programme de la fin de lannée. «Il est primordial
de confirmer les jeunes très tôt. Ils ont besoin dapplaudissements,
car le chemin est long.»
Cette activité ne lempêche pas décrire
actuellement une comédie musicale en allemand, pour
les plus brillants du Talentoscop. «Je fais un peu tout en
même temps», confesse-t-elle. Mais on sent bien que
le monolithe occupe une place à part. «Les gens réagissent
à la rouille, ça les provoque parce que cest
vivant. Le tableau est parfois orange ou argenté, selon les
reflets du soleil et de leau.» Bref, on est à
mille lieues de la défense esthétique. Pour Véronique
Muller, Nouvel nest pas un décorateur mais un artiste-architecte.
Et le monolithe na pas vocation à faire joli dans le
paysage.
Sébastien
Julan /
30 juillet 2002