Lalpage, un
plan deau parsemé de nénuphars, le ciel prisonnier
de londe. A damner un impressionniste, ce paysage du lac des Joncs,
sur les hauteurs des Paccots, vivra pourtant ce matin un extraordinaire
branle-bas. Trois heures durant, et en présence dun parterre
de personnalités politiques, une équipe dhommes-grenouilles
dirigée par le Dr Gregor Kozlowski, expert scientifique du Jardin
botanique de Fribourg, procédera en effet à une opération
préparée de longue date. Objectif: recenser et renforcer
la population locale de nénuphars nains (nuphar pumila), une
espèce protégée et menacée de disparition
en Suisse. Histoire dassurer la survie dune colonie de nymphéacées
connue depuis plus dun siècle.
Sur place, Gregor Kozlowski, responsable du département «Flore
fribourgeoise», indique une petite concentration de feuilles flottant
près de la rive est de létang. «Il doit y
avoir cinq ou six rhizomes de pumila, répartis en deux groupes,
relève lexpert. Plus au nord, un troisième groupe,
visible lan passé, semble aujourdhui submergé.
Les plongeurs diront sil existe toujours. En tout cas, la population
de nénuphars est tombée de moitié en une année.»
Une hécatombe, si lon considère que cette espèce
ne subsiste que dans quatre stations du territoire suisse, dont deux
situées dans le canton: lune au lac de Lussy, lautre
au lac des Joncs.
Enrayer le processus
La cause de cette disparition? «Il y a la destruction mécanique
entraînée par lafflux des touristes, qui nhésitent
pas à cueillir les nénuphars», explique le scientifique
en observant quelques oies qui sébattent sur le gazon flottant
(voir ci-contre). Il y a aussi leutrophisation du plan deau
et son acidité consécutive, défavorable au pumila.
Un phénomène inexorable, en partie naturel, que la géologie
des lieux accentue encore, puisque le lac ne recèle aucun courant
régénérateur. Quant à sa profondeur (22
m), elle laisse peu despace au nénuphar nain, incapable
de fleurir à plus de deux mètres dimmersion.
De concert et avec la bénédiction incontournable
du propriétaire du lac, François Genoud le Bureau
pour la protection de la nature et du paysage du canton de Fribourg,
ainsi que l'Office du tourisme des Paccots et le Jardin botanique ont
décidé denrayer ce processus.
Première mesure: la multiplication ex situ (dans les ateliers
du Jardin) de trois plantes prélevées il y a deux ans
au lac des Joncs même, après force démarches administratives.
Dès aujourdhui, une quinzaine de plantes viendront grossir
les effectifs déclinants. De nouvelles réintroductions
auront lieu tous les deux ans, jusquà constitution dun
radeau flottant important. «Nous souhaitons également introduire
lespèce dans létang de Rathvel, pour que le
nénuphar ne soit pas à la merci dune catastrophe
naturelle ou dune pathologie.»
Relique glaciaire
Seconde mesure: laménagement dun chemin de copeaux
sur les rives du lac. Déjà réalisé, il permet
de canaliser le flux des touristes et de sensibiliser le public. Le
parcours est dailleurs jalonné de quatre panneaux explicatifs
bilingues, qui évoquent pêle-mêle les données
géologiques et botaniques du plan deau, le nénuphar
nain, le gazon flottant et la reproduction des batraciens. Des jeux
de société géant sur le thème de la flore
et de la faune sont également réalisés. Un dispositif
similaire agrémente le lac de Rathvel, complété
par cinquante panneaux botaniques.
Assumé par les divers partenaires, le coût financier de
lintervention est difficilement chiffrable. Suzanne Bollinger,
responsable du Jardin botanique, estime les travaux scientifiques liés
à ce renforcement à 12000 francs environ, plongeurs compris.
Quant à laménagement des sentiers et des jeux, il
se monte à près de 20000 francs. «Mais le nénuphar
nain est une plante bo-réale très primitive, assure le
Dr Gregor Kozlowski. Il ne subsiste que dans des étangs de montagne,
et témoigne de lère glaciaire. A ce titre, il fait
partie de notre patrimoine culturel.» Les émules de Claude
Monet apprécieront.
Canards
dans le collimateur
Vingt canards, six oies et une espèce étrangère
de nénuphars: autant de facteurs qui inquiètent fortement
lexpert du Jardin botanique de lUniversité de Fribourg.
«A terme, ils pourraient menacer la survie du nénuphar
nain dans le lac des Joncs», estime le Dr Gregor Kozlowski, qui
souhaite négocier le retrait de ces perturbateurs potentiels
avec le propriétaire des lieux, François Genoud.
La discussion sannonce serrée: «Les oies et les canards
ne sintéressent pas aux nénuphars», assure
François Genoud, bien décidé à conserver
lune des attractions du site. «Ce sont les touristes qui
arrachent les feuilles avec des bâtons. Doù l'intérêt
des sentiers de copeaux.» Quant aux nénuphars étrangers,
importés du Bouveret, François Genoud ne croit pas quils
puissent proliférer: «Mais jéviterai que leur
développement ne prenne de lampleur. Les nénuphars
nains, jy tiens.»
Stéphane
Sanchez /
30 juillet 2002