Le peuple suisse
se prononcera en septembre sur la libéralisation du marché
de lélectricité. Mais la pratique a devancé
la loi. Sans publicité, des contrats sont signés en
échange de rabais offerts dès aujourdhui. Gruyère
Energie et les EEF néchappent pas à la nouvelle
donne.
Bien
que le peuple suisse doive encore se prononcer sur la libéralisation
du marché de lélectricité, les fournisseurs
signent déjà les contrats à la pelle
On sent le vent
qui annonce la tempête», présage laugure.
Le vent, ce sont les restructurations des sociétés électriques,
la course aux gros consommateurs, les contrats de fidélisation.
La tempête annoncée, cest la libéralisation
du marché de lélectricité. Quant à
laugure, il na rien dune pythie. Benoît Revaz
est le secrétaire général des EEF (Entreprises
électriques fribourgeoises).
Officiellement, personne ne peut choisir son fournisseur délectricité
en Suisse. Il ny a pas de clients, juste des abonnés
captifs. Le Parlement a certes adopté une nouvelle loi sur
le marché de lélectricité (LME). Mais le
peuple doit se prononcer le 22 septembre prochain, un référendum
ayant abouti.
La loi prévoit une libéralisation en trois étapes.
Au bout de six ans, le marché sera totalement ouvert. Comme
il sélectionne aujourdhui son opérateur téléphonique,
chaque ménage pourra choisir son fournisseur délectricité.
Captifs chouchoutés
La pratique, elle, a devancé la loi. Certains abonnés
captifs ressemblent étrangement à des clients quon
chouchoute. Responsable de la division clientèle auprès
de Gruyère Energie, Patrick Bertschy ne sen cache pas:
«La libéralisation est déjà en marche et
elle est irréversible.»
Les restructurations en constituent les signes avant-coureurs. Si
les fournisseurs restent aux mains des collectivités publiques,
ils se transforment en sociétés anonymes pour augmenter
leur marge de manuvre. Les Services industriels de la ville
de Bulle, devenus Gruyère Energie, lont fait en 1999
déjà. Et lan dernier, le peuple fribourgeois a
accepté la mue des EEF en SA. Cela leur permettra notamment
de finaliser leur projet de fusion avec Electricité Neuchâtel.
La semaine dernière, Energie Ouest Suisse (EOS), exploitant
de la Grande Dixence et fournisseur des EEF, annonçait sa transformation
en holding. En mars 2000, elle avait déjà engendré
une plate-forme commerciale commune aux électriciens romands.
Avenis Trading gère la vente à létranger
et aux clients multisites. Dans son escarcelle figurent notamment
les magasins du groupe Manor et ceux de Coop en Suisse romande.
A léchelle locale, les EEF mettent sur pied une autre
plate-forme commerciale commune avec Electricité Neuchâtel.
Tout ce remue-ménage na quun seul but: prévenir
la libéralisation du marché de lélectricité.
Contrats déjà
signés
Le démarchage auprès des gros consommateurs a déjà
commencé. Et cest là où lhistoire
devient véritablement croustillante les contrats se
signent à la chaîne sans publicité. On appelle
cela des contrats de fidélisation. Le principe est assez simple.
Le client sengage à rester fidèle à son
fournisseur tant dannées après louverture
du marché. En échange, il bénéficie dès
aujourdhui dun prix préférentiel.
«Toutes les sociétés électriques le font»,
avoue Patrick Bertschy. Gruyère Energie néchappe
pas à la règle. Mais elle ne communique ni avec qui
ni combien de ces nouveaux contrats elle a conclus.
Du côté des EEF, on se montre un petit peu plus loquace.
Les contrats ont une forme standard. Ils portent sur trois ans après
louverture et proposent à tous la même réduction
de prix. Toutes les entreprises qui consomment plus dun million
de kilowattheures par année sont contactées (une centaine
sur le réseau EEF). Plus du 90% dentre elles ont décidé
de poursuivre leur chemin avec leur fournisseur actuel.
Fribourg bon
marché
Il faut dire que les entreprises du canton bénéficient
de prix très favorables (11,18 ct. le kWh). Fribourg arrive
en tête dun classement publié en décembre
dernier par la Fondation Avenir suisse. «Aux mains de lEtat,
les EEF ont toujours été considérées comme
un outil de promotion économique», explique Benoît
Revaz. Doù ce classement flatteur, alors que le prix
aux ménages (23,67 ct. le kWh) se situe légèrement
au-dessus de la moyenne suisse.
Certains clients sont toutefois dores et déjà
perdus. Migros a signé un contrat avec le groupe Watt pour
tous ses sites de production. La coopérative désirait
même le mettre en application avant lentrée en
vigueur de la loi (lire encadré). Les deux plus gros consommateurs
fribourgeois, Micarna à Courtepin et Estavayer Lait, devraient
ainsi quitter le giron des EEF.
Entre autres pertes, celle des offices de poste. Le Géant jaune
a signé un contrat avec Swisspower, confirme son porte-parole
François Tissot-Daguette. En attendant louverture du
marché, la compagnie sert dintermédiaire avec
les quelque 1200 fournisseurs actuels et présente à
La Poste une facture globale.
Là où les pratiques deviennent plus sauvages, cest
que certaines compagnies arrosent de futurs clients. En échange
dun contrat, elles leur proposent de rembourser une partie de
la facture délectricité payée à
leur fournisseur actuel, décrit Benoît Revaz. Le principe
de fidélisation est ainsi élargi aux non-abonnés.
«Certaines compagnies prennent des risques financiers importants»,
commente Martin Renggli, de lOffice fédéral de
lénergie. Si le marché ne souvrait pas,
ce sont en définitive les petits consommateurs qui pourraient,
Les
EEF face à la Comco
Que se passerait-il
si le peuple suisse refusait en septembre la nouvelle loi sur le marché
de lélectricité? Dans un environnement peu favorable
aux libéralisations, la question est loin dêtre
théorique. On en veut pour preuve la prudence du Conseil fédéral.
Il a reporté quatre fois la votation. Le temps nécessaire
pour arriver à un très large accord sur lordonnance
dapplication présentée la semaine dernière.
Dans ce contexte, le scénario dun refus populaire est
forcément envisagé. Pour Martin Renggli, de lOffice
fédéral de lénergie, pas de doute: «Louverture
se poursuivrait, avec le risque que cela tourne au chaos.»
Il faut dire que la Commission de la concurrence (Comco) a mis son
grain de sable. Dans son collimateur, les EEF. Désireux de
devancer la libéralisation du marché, Migros a signé
un contrat avec le groupe Watt pour fournir en électricité
tous ses sites de production, dont Micarna à Courtepin et Estavayer
Lait. Mais les EEF ont refusé de laisser transiter sur leur
réseau le courant du groupe Watt, en attendant louverture.
Interpellée et sestimant compétente en vertu de
la loi sur les cartels, la Comco a condamné lentreprise
fribourgeoise pour abus de position dominante en mars 2001. Celle-ci
a fait recours, arguant que le courant électrique était
soumis à un ordre de marché public.
Si la position de la Comco est confirmée par sa Commission
de recours et par le Tribunal fédéral, rien nempêchera
juridiquement une ouverture du marché au coup par coup, pas
même un rejet populaire de la nouvelle loi. Reste la question
politique dun citoyen que lon prend en otage. Pour sûr,
cela va animer la campagne.
Philippe
Castella /
2 avril 2002