INTERVIEW
Musée Suisse du Vitrail à Romont

Yoki de verre et de lumière

A l’occasion des 80 ans de Yoki, le Musée suisse du vitrail accueille, jusqu’au 20 mai 2002, une rétrospective de son œuvre verrier et de ses peintures récentes. Une monographie richement illustrée sur un demi-siècle de vitrail par l’artiste fribourgeois vient également de sortir de presse.


A l’origine de la vocation du Musée suisse du vitrail, Yoki fête ses 80 ans à Romont avec une exposition et la publication d’une monographie sur son œuvre verrier (M. Angel)

«Lorsque le médecin de famille est venu voir ma mère qui avait accouché à la maison, il m’a pris dans ses bras et m’a dit en allemand: “Du bist ein Yokeli, ein Yoki”. Ma sœur aînée a écrit ce nom phonétiquement, à la japonaise», souligne l’artiste qui exposa bien des années plus tard au pays du Soleil levant. «Mes tableaux étaient signés Yoki, mais annotés en petit Emile Aebischer, pour qu’on ne me prenne pas pour un Japonais.»
Poussé par la maladie de son père, il travaille dès l’âge de 14 ans comme garçon-livreur, pâtissier, ouvrier. Engagé en 1938 par l’architecte romontois Fernand Dumas en qualité de dessinateur, il entre en contact avec les peintres, sculpteurs ou orfèvres du Groupe de Saint-Luc, à l’origine du renouveau sacré. Dès lors, il partage sa vie entre l’architecture et la peinture. Maître incontesté du vitrail, il est aujourd’hui l’un des artistes fribourgeois les plus connus, avec des œuvres non seulement en Suisse, mais aussi en France, en Allemagne, en Angleterre, en Israël, en Italie et même en Afrique.

– D’où vient votre inspiration?
Très jeune déjà, j’avais une passion pour l’association de la couleur et de la lumière. Je cultivais donc l’amour du vitrail. A 9 ou 10 ans, je partais à vélo voir les vitraux d’Alexandre Cingria à Bulle, à Autigny et à Siviriez. J’allais admirer cette fusion intime de la couleur et de la lumière.

– Vous avez créé beaucoup de vitraux d’église. Avez-vous une inspiration divine?
Non, j’ai la foi. Je suis désireux de transmettre ce que je crois, ce que j’aime. Mais avant tout, j’ai une sorte de fascination pour cet art qui spiritualise la lumière.

– Parmi tous les arts que vous avez pratiqués, la perfection du verre est-elle un aboutissement?
J’aime bien aussi la technique picturale. On m’a tout de suite reconnu un certain don de coloriste d’une part, et de la facilité à peindre d’autre part. Au niveau du vitrail, j’ai commencé très jeune. Pour des anniversaires d’amis, les copains payaient le matériel et je faisais un petit vitrail pour apprendre le métier chez un maître verrier.

– En tant qu’héritier du Groupe de Saint-Luc qui s’est battu notamment contre les vitraux banals du XIXe siècle, vous êtes-vous senti mal à l’aise dans la restauration d’églises néogothi-ques?
J’ai un tempérament très adaptable. Le fait d’avoir travaillé dans l’architecture pour des églises d’époques différentes, comme dessinateur chez Fernand Dumas, m’a introduit dans les familiarités de ce monde différencié. De plus, j’avais une sensibilité particulière qui m’a permis d’intervenir avec justesse dans les rythmes d’une chose ancienne. On ne fait pas un même vitrail pour une église romane que pour une église gothique, même si c’est moderne. Il y a des problèmes d’échelle et de clarté. Certaines églises peuvent être un peu assombries et dégager ainsi un certain mystère. D’autres doivent révéler l’architecture en étant un diffuseur de lumière. L’art réside dans le fait de qualifier la lumière et de la spiritualiser, en fonction de lieux différenciés.

– Les observateurs vous classent comme un artiste qui a réussi. Pourquoi? Quel est votre secret?
Le secret est d’avoir été heureux en faisant ce que j’aimais. La réussite au sens publicitaire ne m’a jamais intéressé. Si j’ai toujours eu des commandes régulières, ce sont les bons travaux que j’ai exécutés dans ma jeunesse qui me les ont apportées. J’ai réalisé en moyenne vingt vitraux par année, pendant cinquante ans. Avec plus de mille vitraux à ce jour, j’ai pu vivre simplement, mais confortablement.
Par contre, après avoir beaucoup travaillé pour le vitrail, j'ai eu la nostalgie de la peinture que je n’avais pas faite. A 50 ans, j’ai choisi d’aller vivre dans un lieu tranquille. Il fallait que je retrouve ma qualité de peintre de chevalet, tout en poursuivant l’art du vitrail.

– Depuis que vous vous êtes installé dans cet atelier-moulin près du lac de Seedorf, votre peinture a pris une dimension importante. Ce lieu est-il ma-gique?
Les retrouvailles avec la nature, l’observation amoureuse d’un lieu, de ses différents changements de saisons et de lumières m’ont profondément enrichi. On me dit même qu’il y a quelque chose de religieux dans mes paysages. Ces tableaux font du bien à l’âme moderne tourmentée. Un médecin m’en a d’ailleurs acheté plusieurs pour créer un lieu de détente pour les malades. Y a-t-il des vertus thérapeutiques dans mes tableaux?

– Entre le vitrail et la peinture, que choisiriez-vous?
Maintenant, j’aimerais peindre dans le silence. Et de temps en temps, réaliser un travail difficile dans le domaine du vitrail, comme actuellement à Besançon. J’ai aussi un projet pour une communauté réformée. Les protestants aussi commencent à réchauffer leurs temples en recourant au vitrail symbolique.

– Quelle est votre œuvre la plus réussie?
Dernièrement, j’ai eu une émotion forte en ouvrant la porte de l’église de Saint-Bonnet-de-Galaure (dans la Drôme en France). Comme s’il avait été réalisé par un autre artiste, j’ai admiré mon vitrail de
75 m2 en une pièce, sur le thème du buisson ardent qui brûle dans la nuit et permet un côté ascensionnel.

– Un mauvais souvenir artistique?
Fernand Dumas m’avait commandé deux vitraux pour la chapelle de Notre-Dame-du-Bois à Villaraboud. Comme Gaston Thévoz avait fait les deux premiers vitraux trop sombres, l’architecte a insisté:«Tu fais quelque chose de clair, sinon on ne va rien y voir!» Quand ils ont été posés, mes vitraux étaient trop clairs. A deux reprises cette chapelle a été cambriolée par des pilleurs de troncs, et les vitraux de Thévoz ont été cassés. Je devais les réparer, alors que j’avais envie de corriger les miens. Dix ans plus tard, j’ai néanmoins pu rectifier en finissant la petite chapelle.

 

Un anniversaire animé

Après une première exposition en 1987, le Musée suisse du vitrail de Romont consacre donc une rétrospective des œuvres de l’artiste fribourgeois Yoki. Rien de plus normal, puisqu’il est à l’origine de la vocation particulière du musée, fondé en 1981 avec son ami Pierre Fasel.
Le visiteur pourra bien évidemment découvrir ou réadmirer de nombreux vitraux et autres tableaux récents. Il verra également des tapisseries, des marqueteries et bien d’autres techniques utilisées par Yoki. Cette exposition coïncide avec l’anniversaire de l’artiste qui fêtera ses 80 ans le 21 février 2002. Celui qui a été l’un des artistes officiels du clergé veut aujourd’hui donner la chance aux jeunes. «Je suis pour qu’il y ait des concours. Mais il peut y avoir un problème moral. Récemment, j’ai dû prendre part à un jury pour juger plus de septante projets. Il y avait pratiquement pour 300000 francs de travail effectué par des jeunes candidats dans l’espoir d’obtenir le mandat. Et seulement 10000 francs de prix ont été décernés au meilleur. Et j’ai eu un sentiment honteux, d’immoralité.»
Deuxième événement lié à l’artiste fribourgeois: la publication d’une monographie richement illustrée sur l’œuvre verrier de Yoki. Les photos sont signées Jean-Claude Mora et le texte Philippe Baud. Intitulé Yoki un demi-siècle de vitrail, ce livre retrace, sur 176 pages, les moments importants et les œuvres clés de Yoki.
En marge de cette exposition relevons encore qu’un Café littéraire sera organisé le 7 février 2002 à Romont par le Théâtre des Osses sur le thème de Yoki et le vitrail. Par ailleurs, un film de la collection Plans fixes sera projeté au Musée suisse du vitrail, le 16 mars 2002.

Romont, Musée suisse du vitrail, jusqu’au 20 mai 2002. De novembre à mars, du jeudi au dimanche de 10 h à 13 h et de 14 h à 17 h. Du 22 décembre au 6 janvier, tous les jours sauf le lundi, et le matin du 25 décembre et du 1er janvier, de 10 h à 13 h et de 14 h à 17 h. Dès le 18 mars, tous les jours sauf le lundi, selon les mêmes horaires

 

Ils évoquent Yoki

Etienne Chatton, ancien conservateur du Musée de Gruyères: «Je laisse à d’autres le privilège de lui fourbir une auréole. Si certains voient en Yoki un saint, personne n’ira prétendre qu’il fut un triste saint. Une soirée en sa compagnie était un enchantement. Il avait la mémoire de Froissard, l’humour de La Fontaine et la voix de Guétary. Il savait même, ô miracle, mettre en valeur les autres. Coloriste raffiné, la «Nuithonie» paraît toujours transposée de ses rêves. Ses toiles traduisent à la perfection la douceur des lacs et des collines. Diplomate intelligent bien sûr, et sincère à la façon des artistes, obligé de survivre tel Daniel dans la fosse aux lions; les curés commanditaires programmaient ses vitraux comme autant de cratères miraculeux où coulerait la grâce du ciel, ou du moins un soutien à l’inspiration défaillante du sermon dominical. Il reste le témoin des grands moments de la Confrérie de Saint-Luc où ses pairs crurent parfois trouver Dieu derrière les bésicles des Monsignori et des commissions d’art sacré. Profondément croyant et encore inspiré, l’octogénaire garde l’amour du métier qui le distinguait déjà dans l’atelier du père Dumas.»

Ivan Andrey, responsable du recensement du patrimoine religieux: «De tous les artistes fribourgeois du XXe siècle, Yoki est celui qui a laissé le plus de marques dans les églises et les chapelles du canton. Artisan sûr de son métier, artiste confiant dans son langage et son expression, intellectuel catholique ne doutant pas de sa foi, homme chaleureux, toujours en phase avec ses commanditaires, il a su accompagner l’Eglise de ce pays dans sa difficile mutation vers un art religieux adapté à la nouvelle liturgie introduite par le Concile Vatican II. Son art tout de justesse, de probité, de nuances, de lyrisme et de force mesurée a convenu au clergé et aux fidèles, qui n’ont cessé de le solliciter. Avec lui, le passage à l’art moderne, au vitrail non figuratif, a pu se faire en douceur, sans heurt. Les audaces, les coups de force, peut-être même les coups de génie, que d’aucuns ont réalisés à certains endroits, ne pouvaient être que des exceptions. C’est l’un des grands mérites de Yoki d’avoir su créer des œuvres que la plupart des gens aiment. Pourtant, bien représentatif de sa génération, il a porté sur l’art religieux du XIXe siècle un regard sévère, contribuant parfois à l’évacuer de nos églises. L’évolution des mentalités a permis cependant de réhabiliter cet art, dont l’importance historique ne saurait être contestée. Malgré la verdeur de l’artiste et sa créativité constante, l’œuvre religieuse de Yoki, elle aussi, est en passe de devenir historique.»

Propos recueillis par Philippe Huwiler/ 27 novembre 2001