L'HEURE EST A Philippe Felder

Prendre le mal à la racine

Anticipant la 5e révision de l’Assurance invalidité (AI), qui allégera le budget de 596 millions en moyenne annuelle jusqu’en 2025, les offices AI et les assureurs maladie viennent de conclure une convention visant à accélérer la réintégration professionnelle. Philippe Felder, directeur de l’Office cantonal fribourgeois de l’AI présente les enjeux de cette révision, en particulier la détection précoce des personnes en incapacité de travail, qui devrait réduire de 15 à 20% le nombre de nouvelles rentes et redresser la situation de l’AI, en déficit depuis 1993.

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Philippe Felder: «L’équité est une valeur essentielle. On a le rôle d’un juge. A un moment donné, il faut trancher et admettre qu’on peut se tromper»

 

– La 4e révision de l’AI n’a pas abouti et la 5e est en cours. En quoi le régime actuel est-il particulièrement inadapté?
En fait, la 4e révision a réussi en soi, puisqu’elle a apporté un certain nombre d’éléments, dont le trois quarts de rente et l’instauration de la consultation médicale par les médecins des services médicaux régionaux. Nous attendons de la 5e révision les moyens législatifs et financiers pour augmenter nos possibilités de réinsertion professionnelle, élargir dans le sens de la prévention, c’est-à-dire de la détection et de l’intervention précoces. Nous intervenons souvent trop tard, notamment en vue de maintenir la place de travail. Des équipes pilotes travaillent déjà avec des assureurs et quatre ou cinq employeurs dans le canton, dont l’Etat, pour intervenir le plus possible en amont, faire en sorte – avec l’employeur et le médecin traitant – que le malade soit bien aidé, déterminer si la reprise de travail peut avoir lieu, quand, et, parfois, malheureusement, trouver une alternative si la personne ne peut plus travailler dans l’entreprise.

– Un projet pilote avec cinq entrepreneurs d’accord d’ouvrir leur porte, c’est bien joli. Mais quelle sera votre marge de manœuvre le jour où il s’agira de venir en aide à des gens en entreprise?
Nous sommes déjà sur place, auprès des employeurs, pour trouver des emplois à des personnes ayant quitté leur entreprise. Du moment que nous avons un réseau déjà créé, nous allons l’entretenir et l’agrandir. Tout en demandant des postes à un employeur, nous pouvons le rendre attentif au problème de santé de l’un de ses collaborateurs, lui rappeler que nous sommes à sa disposition pour le renseigner. Si nous concluons que le cas va durer, il faut faire en sorte que l’employeur convainque l’employé, afin que nous disposions de tous les éléments pour fonder le dossier médical. Nous ne voulons pas nous substituer aux assureurs privés, qui ont leur rôle à jouer, mais nous avons un savoir-faire, des spécialistes, des conseillers en réadaptation, des orienteurs professionnels, qui peuvent dire à un moment donné, avec notre service médical: «Assurément, nous allons nous trouver dans une situation où la place de travail est mise en danger, où dans cette entreprise il n’y a pas de place adaptée à l’état de santé.» Plutôt qu’un employé ait une succession d’incapacités de travail et qu’il reste à la maison, nous irons ainsi beaucoup plus vite vers une solution externe.

– Les raisons qui font qu’on devient rentier AI ont-elles beaucoup évolué?
Elles ont évolué en ce sens qu’il y a aujourd’hui 40% de cas de rentes accordées pour des problèmes mentaux ou psychiques, soit une augmentation de 10 à 20% en quinze ans. La maladie psychique est aujourd’hui reconnue. C’est un des maux de notre société. La croissance de l’offre de la médecine fait que les situations sont traitées sous l’étiquette de la psychiatrie, alors que par le passé des problèmes existentiels pouvaient rester sous couvert de douleurs physiques. A tort ou à raison, parce qu’on peut se demander si l’on n’a pas trop tendance à psychiatriser aujourd’hui. A la limite, retravailler peut diminuer les douleurs.

– De quelles ressources humaines supplémentaires disposerez-vous pour atteindre vos nouveaux objectifs?
Pour cette année, près de 160 personnes seront engagées pour toute la Suisse. Ce qui correspond à 4 ou 5 personnes dans le canton de Fribourg, pour l’ensemble détection précoce et intervention précoce.

– Cinq personnes pour réduire de 15 à 20% les nouvelles rentes AI dans le canton et atteindre quelque 700 octrois par an. Ça paraît dérisoire!
On doit justement s’organiser pour être dans l’efficacité absolue. La clé de la réussite, c’est la démarche de collaboration interinstitutionnelle. A partir de cette année, trois case-manager se chargent des cas plus difficiles d’intervention précoce. En tandem avec les conseillers en placement, ces spécialistes coordonnent la procédure interne – en contactant éventuellement le juriste ou le médecin – et assurent la collaboration intensive avec l’employeur et l’assureur perte de gain, ce qui augmente la rapidité et l’efficacité d’intervention. En ce qui concerne la notion assez sensible de gestion d’une absence, il faut veiller à ne pas froisser, ni les employeurs, ni les employés, ne pas vouloir intervenir massivement, parce que, de toute façon, sans la volonté du collaborateur nous n’arrivons à rien.

– Cette révision vous permettra pourtant de contraindre un employé à accepter une mesure pour réduire le dommage?
Effectivement. Mais comment réadapter quelqu’un qui n’aura pas la volonté et qui aura subi une pression qu’il n’aura pas supportée? On essaie donc d’éviter ce genre de situation, pas très valorisante, ni pour l’assuré, ni pour nous. C’est un échec que de devoir travailler sur une hypothèse purement juridique.

– S’achemine-t-on vraiment vers une AI non déficitaire à partir de 2009 et qui affichera un seuil positif dès 2024 comme le promet la 5e révision?
Honnêtement, je ne peux pas me prononcer. Ce n’est pas mon domaine. Mais j’ai confiance. Je pense que les calculs ont été bien faits. Comme pour une maison, il faut nous donner les moyens de refaire la toiture et d’entretenir le bâtiment. En fonction de ces nouvelles recettes et en investissant là où nous voulons le faire, je suis convaincu que nous allons arriver à conserver des recettes, voire faire des bénéfices, comme ce fut le cas entre 1988 et 1992.

– On parle de la complaisance de certains médecins. Etes-vous concrètement souvent confrontés à ce type de problème?
Pas souvent, mais il est évident qu’on y est confronté. La preuve, si la quatrième révision a voulu que nous engagions un service médical régional, c’est quand même pour donner un deuxième avis sur la base d’une consultation médicale. En plus du renforcement de l’observation médicale, il est important que nous puissions intensifier la surveillance des assurés, en dehors de leur domicile, pour traquer les abus. Cela fait partie de notre rôle social, même si c’est, entre guillemets, un peu policier. Mais il faut encore que nous en ayons les moyens, le personnel et la validation politique. Ce qui me gêne le plus avec les abus, c’est par rapport aux invalides eux-mêmes. C’est un affront fait aux 98% de gens honnêtes qui ont obtenu la rente de la manière la plus légale possible.

Portrait en 26 lignes

Né à Bienne en 1952, Philippe Felder grandit à Fribourg. Sa maturité en poche, il hésite entre la psychologie et le droit, s’accorde six mois pour se frotter au monde du travail, entre usine et chantier, avant de s’inscrire à la Faculté de droit de l’Université de Fribourg. Engagé en 1979 comme juriste au secrétariat de l’Assurance invalidité, rattaché à la caisse cantonale jusqu’en 1984, il assiste à l’évolution de l’organe qui acquiert son indépendance en 1995. Il est alors nommé directeur de l’Office cantonal AI et directeur adjoint de l’Etablissement cantonal des assurances sociales.
Marié, père de trois filles, Philippe Felder est bien placé pour parler de la lombalgie, lui qui a eu un problème de protrusion discale, qu’il a pu surmonter grâce à un entraînement physique hebdomadaire. «Gymnastique le mardi et fitness deux fois par semaine: il faut prêcher par l’acte, j’en suis persuadé.»


Propos recueillis par
Claire-Lyse Donnet

17 janvier 2005

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