Grandvillard

A la source d’une rêverie

Dans deux ans, le captage d’eau de Grandvillard devrait entrer en service, complétant celui de Charmey. Ainsi, l’or bleu coulera en suffisance au robinet de milliers de ménages fribourgeois. Et si on en profitait pour le mettre aussi en bouteille? Parcours d’un projet hypothétique.


Une idée dans l’air (ou plutôt dans l’eau): et si le futur captage d’eau de Grandvillard servait non seulement à alimenter une partie du canton en eau potable mais aussi à produire une eau minérale? Un tel projet serait-il réalisable et viable aujourd’hui? «C’est une idée que beaucoup de monde caresse, pas seulement en Gruyère! Dès que l’on a une bonne eau, on se dit: pourquoi ne pas l’utiliser?», souligne d’entrée Gérard Brulhart, directeur de Gruyère Energie, entreprise chargée de l’exploitation du captage. Mais cela n’est pas aussi simple… «Et on peut se demander si ce genre de projet entrerait dans le cadre de la mission d’une collectivité publique.» Au-delà de cette interrogation, Gérard Brulhart estime que le potentiel quantitatif du captage de Grandvillard – quelque 75000 personnes – ne suffirait tout simplement pas à produire de l’eau minérale. «Il doit pouvoir servir de back up au captage de Charmey (50000 clients) et réciproquement, en cas de problème. L’excédent non pompé serait alors trop restreint.» En d’autres termes, pour le directeur de Gruyère Energie, «il faut plutôt profiter du privilège d’avoir une eau de qualité au robinet que de se lancer dans une opération non viable»!

Débit suffisant
Pierre Schwaller, ingénieur EPFZ en sciences alimentaires et consultant dans le domaine des eaux minérales, s’est aussi penché sur la possibilité de voir un jour naître une eau «made in Gruyère». Tout d’abord, explique-t-il, il s’agirait de déterminer si l’eau de Grandvillard est «bonne», à savoir si elle a un goût agréable, si elle est équilibrée d’un point de vue minéral, si elle répond à des normes légales bien précises fixées pour les eaux minérales, et encore si elle est microbiologiquement irréprochable. En outre, l’eau devrait garantir une stabilité tout au long de l’année: en débit, température et minéralisation. En revanche, contrairement à ce qu’estime Gruyère Energie, le débit de la source n’aurait pas besoin d’être élevé pour être exploitable. Pierre Schwaller cite en exemple Aproz, Henniez ou encore Valser. «Les débits additionnés des deux dernières, soit environ 1000 li-tres/minute, suffiraient à couvrir la quantité d’eau minérale vendue en Suisse.» La source de Grandvillard ne poserait donc aucun problème quant à son débit.

Vingt ans pour l’image
Reste la viabilité financière d’un tel projet. Pierre Schwaller évalue à 30 millions l’infrastructure nécessaire à la production d’eau minérale. Auxquels s’ajoutent les coûts pour créer l’image du produit: «Cela se fait sur vingt ans, à raison de 5 à 10 millions annuels pour le marketing et la pub.» La Gruyère, dont l’image est associée à un fromage, ne partirait pas gagnante! Par ailleurs, l’ingénieur rappelle que le marché suisse est complètement saturé. «Beaucoup de sources vont actuellement mal ou ont fermé», déclare-t-il. Tous les projets qu’il a connus depuis une quinzaine d’années ont échoué, le dernier en date étant celui de Vitaqua, à Termen (VS). Mais il y a toujours des velléités, comme à Heidiland ou à Airolo. Inutile également de compter sur l’exportation: «Aucune entreprise suisse n’a encore pu pénétrer un marché étranger.» Alors quelle serait la meilleure chose à faire à Grandvillard? «Construire une fontaine où tout le monde pourrait venir goûter la bonne eau du village!» conclut Pierre Schwaller.

Bouteille à 30 centimes
Autre spécialiste, autre écho: celui d’Yvan Mandia, docteur en sciences EPFL, géologue et hydrologue. Ses propos confirment ceux de Pierre Schwaller sur bien des points. Il doute qu’une nouvelle eau minérale trouverait une niche sur le marché helvétique: «Dans le meilleur des cas, il faudrait qu’elle soit vendue 30 centimes pour se faire une place et elle devrait être portée par un vaste réseau de distribution.» Il est cependant moins pessimiste sur les coûts de l’infrastructure nécessaire à la production d’eau minérale. Se basant sur une étude qu’il avait effectuée il y a deux ans pour un autre site, Yvan Mandia les estime à quelque 10 millions de francs pour une production de 25 millions de litres annuels et pour des bouteilles vendues 36 centimes. Ce montant ne tient pas compte des investissements publicitaires qui resteraient à injecter.

Nouvelles ouvertures
Le géologue voit cependant dans le domaine de l’eau minérale de nouvelles ouvertures: tout d’abord, celle de la fontaine à eau, un container qui s’installe dans un réfrigérateur. Deux sources, Nendaz et Dorénaz, sont actuellement exploitées dans cette optique. «La plus-value va se faire sur la maintenance de ces fontaines», explique-t-il. Le marché pour ce produit est cependant restreint. Autre perspective d’avenir: les eaux de source. «Elles montent en flèche. Une ordonnance est sur le point de voir le jour pour préciser leur reconnaissance.» Si l’appellation eau minérale ne souffre aucune variation chimique dans le temps, celle d’eau de source est plus indulgente. «Ces eaux seront moins chères que les minérales et elles pourront séduire les pays dans lesquels l’eau potable ne coule pas au robinet.» On peut alors toujours se laisser aller à rêver qu’un jour l’eau de Grandvillard se retrouve dans les ménages brésiliens ou éthiopiens…

2,5 dl d’eau minérale/jour

En Suisse, l'eau minérale en bouteille a pris de l'importance au cours du XXe siècle seulement. Il y a cent ans, la consommation d'eau minérale atteignait annuellement moins de deux litres par habitant. Aujourd'hui, elle se situe à environ 90 litres. Les Suisses sont considérés comme de «bons buveurs d’eau», se situant au 5e rang mondial, derrière les Italiens (133 litres), les Français, les Belges et les Allemands. En Suisse romande, la préférence va à l’eau minérale non gazéifiée. Seuls 20% des Alémaniques font ce même choix. Les produits suisses non gazéifiés ont cependant de la peine à s’imposer par rapport aux eaux importées: seuls 10% de la production locale ne con-tiennent pas de gaz carbonique. La consommation d’eau en bouteille augmente en Suisse comme dans le monde. La production helvétique répond à cette demande: en 2000, elle a été de 490 millions de litres contre 409 millions dix ans auparavant. L'eau minérale mise en bouteille dans notre pays provient de plus de 20 sources différentes.

Florence Luy / 9 août 2001

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