Témoignage

«Un humble imitateur»

Il était son voisin, son médecin et son ami. Durant dix-sept ans. Marc Wahli retrace ces tranches de vie partagées avec Balthus. Plus qu’un témoignage, c’est un hommage que rend celui qui a tant appris auprès du peintre.


Le terme de «création», Balthus le réservait à Dieu (C. Dutoit)

«Balthus n’avait pas peur de la mort. Il était prêt. Il avait toujours dit que le jour où il ne pourrait plus peindre, il mourrait. Et c’est sans doute ainsi que cela s’est passé. Avant de s’éteindre, il est allé faire ses adieux à son atelier. Puis il a dit au revoir à ses proches, à ses animaux.» Les mots sont de Marc Wahli. Il était le voisin et le médecin de Balthus. Il est devenu aussi son ami. Une amitié qui n’a cessé de se construire durant dix-sept ans. Et qui reste inachevée. Un ultime clin d’œil, sans doute, du peintre qui pensait qu’il fallait toujours continuer à travailler…

Le désert magique
«Balthus était un grand personnage. Pas seulement un grand peintre, raconte Marc Wahli. Il m’a enseigné des leçons de vie, de simplicité, de solidité. Nous avons parcouru un bon bout de chemin ensemble, lui, me donnant toujours la clé nécessaire pour arriver où je devais.» Il a appris à son ami médecin le désert, ce lieu magique où il avait fait son service militaire à la fin des années 1920. C’est dans cet endroit qu’il avait eu la révélation divine. «Quand, à mon tour, je suis parti pour le désert, il m’a fait plusieurs recommandations. Et j’y ai trouvé exactement ce que lui-même avait vécu.» En tant que peintre, Balthus a fait redécouvrir à Marc Wahli la peinture avec un œil nouveau. «Je suis devenu un de ses disciples inconditionnel. “Au diable l’art moderne et conceptuel”, disait-il. D’ailleurs, pour définir l’art moderne, il racontait le temps où il avait été envoyé chez un ami de Picasso, “un sculpteur moderne”, et comme tous les apprentis, il s’était retrouvé avec un balai à la main, mais ne sachant pas ce qu’il devait balayer!»

Pas un artiste
Le père de Marc Wahli était imprimeur d’art. Son fils connaît donc les techniques de reproduction. Mais quand il rencontra le peintre de Rossinière, il se retrouva de l’autre côté du miroir: «J’ai découvert l’art sur le vif. Pour Balthus, tout ce qui était beau devait être fonctionnel, et fonctionnel d’abord.» En opposition au conceptuel. C’est pour cela qu’il n’y avait pas de «création» avec lui. La création était un terme qu’il réservait à Dieu. Lui se définissait comme «un humble imitateur de ce qui existait déjà dans la nature». Et aux conceptuels, il disait: «Apprenez la photographie!» Il détestait qu’on le dénomme artiste, se souvient Marc Wahli. C’était d’ailleurs la suprême insulte qu’il adressait à quelqu’un quand il voulait le mettre à la porte. «Il était juste un homme, avec un “H” majuscule.» Un homme qui fumait beaucoup mais qui «n’avalait pas la fumée». Qui disait que c’était bon pour la mémoire. Et quand cela allait vraiment mal, il aimait boire un verre de whisky. Balthus était aussi un personnage très traditionaliste et religieux. «Pour moi, il représentait la notion de féodalité dans son sens noble et protecteur.» D’ailleurs, il était resté très royaliste et s’était notamment engagé pour que la famille royale italienne puisse rentrer dans son pays. A Rossinière, Balthus était admiratif et respectueux de tous les artisans. Il parlait aussi bien avec le paysan du coin qu’avec l’appareilleur qui venait régler le chauffage dans son atelier. «Il se basait sur les gestes et les paroles des gens pour leur accorder sa confiance. Les intellos ne l’impressionnaient pas et, s’il était respectueux des titres, cela ne l’émouvait pas.»

Blessé par la critique
De même qu’il n’a pas admiré tout le monde, Balthus n’a pas suscité que l’engouement. «Il y a ceux qui l’ont traité de pédophile à cause de ses œuvres. Il était profondément blessé – cela le faisait même pleurer – que l’on qualifie sa peinture d’érotisme douteux, dit, amer, son ami. Je pense que ce sont surtout des critiques et des journalistes avides de c… qui voyaient le mal dans leur imaginaire morbide.» Mais c’est une image qui l’a poursuivi jusqu’à la fin. En fait, déclare Marc Wahli, «le seul tableau érotique qu’il a fait était La jeune fille à la guitare. Il faut savoir que quand Balthus l’a peint, la mère du modèle était présente dans la pièce, en train de tricoter!» Marc Wahli se souvient encore quand Balthus remarqua Anna, sa fille, un jour, alors qu’elle rentrait de l’école en chantant un air de La flûte enchantée. Le peintre passionné de Mozart en fut subjugué. «Lorsqu’il m’a demandé qu’Anna soit son modèle, j’en ai été très fier. Peut-on imaginer un instant que j’aurais accepté si je pensais que ce monsieur était un vieux cochon?» Au ton de sa voix, on sait que Marc Wahli défendra l’honneur du disparu pendant encore longtemps.

Métier: peintre
Aujourd’hui, à son voisin, Balthus laisse la crainte que le quartier du Grand Chalet ne devienne un peu trop vide. Lui qui avait imprégné ce lieu, l’avait envahi de son aura et lui donnait une certaine sérénité. A son ami, il lègue la conviction que la beauté existe. Mais qu’il faut la perfectionner. Tout le temps. Comme il le faisait. Mais c’est le médecin Wahli qui aura eu l’occasion de lui dire un ultime merci en inscrivant sur son certificat de décès, «peintre», à la rubrique métier. La plus juste des épitaphes.

Florence Luy / 20 février 2001

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