Les
marins gruériens sont de retour, la yole a retrouvé les eaux du lac.
Lheure du bilan? Hervé Favre préfère ne pas se précipiter. «Laissons
dabord retomber leuphorie, nous aurons le temps de faire un bilan
au calme, dans quelques jours.» Euphorie, le terme nest pas trop fort.
Léquipe des Ateliers Perspectives a vécu une aventure très forte, remplie
démotions. Lhistoire de la yole est celle de tous ceux qui lont construite
puis, naviguée pendant le Défi jeunes marins 2000. Au défi maritime,
sen ajoute un autre. Celui de la vie retrouvée. Le parcours dHubert
Delley est exemplaire à cet égard.
Avenir
tout tracé
Apprentissage, CFC, diplôme de chef dexploitation, Hubert, 29
ans aujourdhui, avait tout pour reprendre la ferme familiale à Lovens,
un domaine de 20 hectares. Lavenir semblait tout tracé, sous un ciel
limpide et sans nuage. Seule ombre au tableau de la reprise, la vétusté
des bâtiments. Hubert na guère le choix: il quitte le métier de paysan
ou il se lance dans la construction dun nouveau rural adapté aux normes
de la production intégrée et répondant à toutes les exigences en vigueur.
Après mûre réflexion, il choisit la deuxième option. Cétait en 1994.
Le début des ennuis. «Un voisin a fait opposition, ce qui a eu pour
conséquence de bloquer les travaux durant deux ans. En plus, cétait
lépoque de la vache folle, donc de très gros problèmes pour nous. Nous
avons vécu deux années terribles. Au bout du compte, ma mère, qui nen
pouvait plus, sest suicidée.» Pour Hubert tout sécroule. Dépression
profonde. Commence un long séjour à lhôpital. A chaque fois quil se
sent mieux, Hubert tente de retourner sur lexploitation qui tourne
toujours grâce à un oncle et au dépannage agricole. Cest mission impossible,
il ne supporte pas. «Jai tout essayé, explique-t-il, jai fait plusieurs
tentatives mais, sans parler de la présence du voisin, paysan comme
moi, il y avait trop de souvenirs. Je ne pouvais pas.» A chaque fois,
Hubert replonge. Au bout de deux ans, lexploitation est mise en fermage.
Le séjour en milieu hospitalier se prolonge jusquà ce quune assistante
sociale lui propose daller vivre dans une famille daccueil. Nouveau
désastre. «On mavait dit quil y aurait des animaux, que je pourrais
men occuper pour me ressourcer et reprendre peu à peu mon activité.
En fait, il y avait là-bas un chien et deux dindons.» Pire, alors quil
désirait faire une formation, changer de cap, mobiliser toute sa volonté
pour repartir, Hubert se retrouve dans la situation dun homme de ménage.
«Vaisselle et lecture de la Bible, voilà ce que je faisais dans cette
famille de personnes âgées. Cétait trop, je suis parti avant de sombrer
encore plus profondément. Je nai rien compris à ce placement.»
Meilleur
apprenti
Hubert arrive aux Ateliers Perspectives, à Gumefens, au printemps
1997. Il commence à travailler le bois en participant à la construction
des Optimistes, qui naviguent maintenant sur le lac de la Gruyère. Hubert
entrevoit le bout du tunnel. Très rapidement, les maîtres socioprofessionnels
détectent les capacités de ce nouvel ouvrier. Dans cet environnement
adéquat, Hubert se relève. Il entame un apprentissage de menuisier.
Il devient le meil- leur apprenti du canton avec une moyenne générale
de 5,7. Hubert a participé activement à la construction du bateau qui
a navigué sur lAtlantique. «Grâce à ce travail, à lesprit déquipe,
jai trouvé en moi-même les ressources pour repartir», raconte celui
qui rejoint la Suisse avec le cur plein de souvenirs. Plus précieux
encore que les images issues de laventure bretonne: grâce à la yole,
Hubert a hissé les voiles de sa propre vie.
La
victoire dun équipage
On pourrait
encore raconter lhistoire de Moïse, qui a échappé à la toxicomanie
après un plongeon dans lenfer de la drogue; celle dOzkan, de Nastasia,
de Sven, de Jacques. Autant de parcours hérissés de difficultés, de
mal-être, de glissades existentielles. En plaçant lêtre humain au centre
de leurs préoccupations, les Ateliers Perspectives tentent denrayer
ces chutes qui pourraient savérer fatales. «Dans notre vision, nous
navons pas de schéma type ni vraiment de modèle, explique Hervé Favre.
Nous travaillons à la valorisation des rôles sociaux en renforçant les
compétences de chacun. Chaque individu est unique, de ce fait, nous
utilisons les capacités résiduelles en essayant ensuite de les renforcer
pour en développer de nouvelles. Ce sont les objectifs que nous avons
poursuivis tout au long de la construction de la yole. Le voyage en
Bretagne nous a permis de prolonger le travail. Cétait très positif,
nous avons vu les gens progresser, nous avons vu comment ils se sont
adaptés à la foule, comment ils ont vaincu leurs appréhensions.» La
yole des Gruériens ferait-elle des petits miracles? Il est difficile
de laffirmer, car le travail est exigeant et le chemin vers lintégration
toujours semé dembûches. Mais une histoire bretonne glanée sur les
quais de Douarnenez explique le sens de laventure vécue par les artisans
de la yole «Perspectives». Elle est extraite du carnet de route de moines
celtes embarqués sur le «Saint-Effrem». Lun des moines décrit le mariage
de deux phénomènes naturels, comme si paradis et enfer sétaient unis
dans une étreinte étrange et fantastique: «Un arc-en-ciel occupait tout
lhorizon dans un spectacle grandiose. Sous sa voûte venait un grain
si noir quon aurait dit que la nuit retombait sur le monde. Je restai
fasciné par cette beauté sauvage qui symbolisait parfaitement ce que
nous avions vécu depuis ces trois dernières années. Larc était la porte
du rêve réalisé; le grain sombre la nuée de difficultés quil a fallu
affronter pour accomplir ce voyage et boucler la boucle.»