MAGAZINE L’historien d’art Yves Christe

Images médiévales de l’au-delà

Rien des représentations divines ne lui a échappé. Yves Christe, professeur d’histoire de l’art et de la civilisation de la basse Antiquité et du Moyen Age à l’Université de Genève, est une référence dans le domaine des images religieuses. Etabli depuis peu en Gruyère, il donne ce jeudi une conférence dans le cadre de l’assemblée des Amis du Musée gruérien sur le thème des vitraux de la Sainte-Chapelle, à Paris.


Dans sa maison de Grandvillard, où il est établi depuis quelques mois, le professeur Christe s’est découvert une nouvelle passion, bien éloignée des tympans médiévaux: l’architecture paysanne gruérienne!

Son univers se trouve sur les tympans de cathédrales, les chapiteaux romans et les manuscrits médiévaux. Son monde est celui des images de la Jérusalem céleste, des Jugements derniers et de l’au-delà, tel qu’il était représenté au Moyen Age. La bibliographie d’Yves Christe – catalogue de toutes ses publications – témoigne de la richesse du parcours de ce scientifique de 64 ans, qui, sur le seuil de sa retraite, poursuit avec passion ses recherches (lire ci-dessous). Sa production en impose: une dizaine de livres personnels, autant d’ouvrages collectifs et quelque 120 articles publiés dans toute l’Europe.
Spécialiste d’archéologie chrétienne et d’art de l’Antiquité tardive, Yves Christe est depuis bientôt vingt ans professeur d’histoire de l’art du Moyen Age à l’Université de Genève. Et rares sont les recherches qui paraissent aujourd’hui sur ces thèmes sans faire référence aux travaux de ce Jurassien d’origine. L’un de ses derniers ouvrages est une impressionnante somme sur les Jugements derniers, publiée aux Editions Zodiaque en 1999, traduits par la suite en allemand et en italien. Ce thème de la Jérusalem céleste charpente toutes les recherches d’Yves Christe. Sa thèse de doctorat, défendue à Genève en 1969, traitait déjà des Grands portails romans. Mais en l’espace de trente ans, l’interprétation de ces images a passablement évolué. Et les recherches du professeur Christe ne sont pas étrangères à ces changements. Ainsi la confusion entre l’Apocalypse et la fin des temps est-elle étrangère au Moyen Age. Sur les tympans de Saint-Denis ou de Conques, les Jugements derniers tiennent davantage lieu de mise en garde. «Evitons de prêter à la légère aux hommes de la fin de l’Antiquité et du Moyen Age cette obsession, cette peur du Jugement dernier, de la mort et de la fin des temps, fiction moderne et romantique plus que reflet de la réalité», écrit le scientifique.
Autre correction apportée: cette imagerie religieuse n’est pas destinée aux pauvres croyants, ainsi placés devant une «bande dessinée» sculptée dans la pierre, servant à leur édification. «C’est une vision purement romantique! Ces images sont tellement compliquées qu’elles sont incompréhensibles pour le peuple. D’ailleurs, tout le monde s’en foutait… A l’époque ce n’est pas le jugement dernier qui comptait, mais bien le jugement particulier.»

Établi en Gruyère
Yves Christe s’est intéressé à tout ce qui touche aux visions divines. Il a travaillé sur des grands programmes iconographiques, où il a «défriché les choses essentielles», comme l’explique l’un de ses élèves, Aloys Lauper, actuellement conservateur adjoint du Service des biens culturels. Doué d’«une connaissance encyclopédique et d’une mémoire phénomé-nale», il est aujourd’hui une «référence de renommée mondiale».
Ce que l’intéressé, volontiers provocateur, contredit: «Je ne suis pas rigoureux. J’ai horreur des notes!» Le parcours universitaire ne laisse pourtant aucun doute sur la qualité du chercheur: licence au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale de Poitiers, thèse à l’Université de Genève, membre de l’Institut suisse de Rome, attaché de recherche au CNRS à Paris, professeur d’archéologie chrétienne (1974-1987) à l’Université de Fribourg, directeur du Centre d’études du Proche-Orient ancien de Genève (1980-1988 et 1995-1996). Il est aussi membre du comité de rédaction de prestigieuses revues comme les Cahiers archéologiques (Paris), Arte Cristiana (Milan), les Cahiers de la civilisation médiévale (Poitiers).
A l’approche de la retraite, Yves Christe s’est déplacé de Genève en Gruyère. Et cet homme des abbatiales et des cathédrales est tombé en admiration devant l’architecture paysanne locale! Il vient d’emménager dans une vieille maison de Grandvillard, où il vit en compagnie de
son épouse Laurence Brugger, avec laquelle il a signé récemment un fort volume sur La cathédrale de Bourges, aux Editions Zodiaque. Son épouse, qui a publié sa thèse de doctorat, vient d’ailleurs d’être nommée professeure au sein de la Chaire d’histoire de l’art de l’Université de Fribourg.

La Sainte-Chapelle, cette bible du roi

A l’invitation de la Société des Amis du Musée gruérien, le professeur Yves Christe donne jeudi une conférence sur les vitraux de la Sainte-Chapelle à Paris intitulée «La Bible du roi». L’exposé, riche en illustrations, fait le point sur les recherches entreprises par l’équipe d’Yves Christe depuis 1999. Objet de cette aventure scientifique: les 700 mètres carrés de vitraux de la Sainte-Chapelle, ce haut lieu touristique parisien, qui est surtout un des plus beaux monuments de l’art gothique. Cette chapelle a été construite dès 1239 par saint Louis afin d’abriter les reliques de la Couronne d’épines. Les vitraux sont composés de quelque 1200 scènes, dont la moitié sont des verres originaux du XIIIe siècle – les premiers vitraux ont été réalisés dès 1245. L’autre partie a fait l’objet de nombreuses modifications, notamment au milieu du XIXe siècle, où l’ensemble du «scénario» a été recomposé.
Comment des chercheurs helvétiques sont-ils parvenus à travailler sur cette «vitrerie légendaire», véritable lieu de mémoire de la France royale? «C’est un peu un hasard, explique Yves Christe. Dans le cadre de mes cours, je devais enseigner un cours d’introduction, dont un des passages obligatoires était la Sainte-Chapelle.» Ce XIXe siècle, jugé «ennuyeux» pour cet historien d’art spécialisé dans le Moyen Age, est soudain éclairé par d’autres recherches entreprises parallèlement. Des études, menées sur le chœur de la cathédrale espagnole de Tolède, ont conduit les universitaires genevois vers les «Bibles moralisées», véritables monuments royaux réalisés entre 1215 et 1235. Quatre de ces ouvrages sont aujourd’hui conservés dans des bibliothèques européennes, notamment à Vienne et Tolède. «On n’a jamais fait plus somptueux dans tous les manuscrits chrétiens», s’enthousiasme Yves Christe. Plus de 2500 épisodes – pour une seule Bible en trois volumes – sont mis en scène à l’intérieur de médaillons superposés «cousus» sur fonds de mosaïques rouges et bleus. «Ces Bibles moralisées, écrit le professeur Christe dans le Bulletin monumental de la Société française d’archéologie, sont des monuments royaux exécu- tés par la volonté du prince pour des membres de sa famille.» Les commanditaires de ces manuscrits exceptionnels pourraient être Philippe-Auguste, son fils Louis VIII ou saint Louis.
Suivant les hypothèses lancées au milieu du XIXe siècle par François de Guilhermy, qui mena la restau-ration complète des vitraux de la Sainte-Chapelle, Yves Christe travailla la comparaison des scènes illustrées dans ces Bibles et les verrières du monument gothique. Travail long, rigoureux, difficile à conduire en raison de la dispersion des sources, néces-sitant des connaissances encyclopédiques. Car il s’agit d’identifier les personnages mis en scène, de comprendre les symboles utilisés, de différencier le bon grain médiéval de l’ivraie issue de restaurations plus tardives. Un chantier immense, annoncé sur cinq ans.
Les premiers résultats ont fait l’objet de communication, notamment lors du colloque organisé en 2001 sur la Sainte-Chapelle, dont le titre témoigne du rayonnement du sujet: Jérusalem céleste et royaume de France. Mis à part quelques réactions courroucées de chercheurs français, «écœurés de voir des scientifiques suisses s’occuper du cœur de leur patrimoine», le travail donne des fruits. «Nous avons réussi à modifier 50% des identifications pour les cycles prophétiques. Et plus généralement, notre équipe est en train de changer la totalité de la compréhension des vitraux de la Sainte-Chapelle. Un prochain colloque se tiendra à Tolède en 2004, offrant au professeur Christe une belle consécration au moment de prendre sa retraite.

Bulle, grande salle des Halles, 20 h 30 (à l’issue de l’assemblée générale des AMG)


Patrice Borcard
1er avril 2003

Une I Editorial I Gruyere I Veveyse/Glâne I Fribourg

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