Depuis une quarantaine
dannées, le mouvement romand E-Changer (Frères sans
frontières, avant de se laïciser il y a quinze ans) sengage
sur les fronts de la coopération et du développement.
Dans onze pays en Amérique latine en particulier
50 volontaires sactivent dans des secteurs aussi essentiels que
léducation, la santé, la technique ou la gestion.
Agé de 39 ans marié et père de deux enfants
Bernard Fragnière, de Farvagny, travaille dans une entreprise
de distribution dénergie du canton. Il est aussi le vice-président
dE-Changer, qui compte quelque 500 membres. Pour lui, il est temps
que la politique, via le peuple, reprenne le pas sur léconomie.
Car lultralibéralisme nest pas, à ses yeux,
une fatalité. Interview.
E-Changer
ne finance pas de projets de développement, elle met ses gens
à disposition dassociations locales. Quels sont les avantages
de cette méthode?
Les associations sont le résultat dune volonté populaire.
Cela veut dire que des structures existent, que des gens se sont organisés.
Et ces gens connaissent mieux que quiconque les besoins réels
de la population. Nous nous sommes rendus compte quen travaillant
avec eux, limpact et lefficacité de notre action
sont beaucoup plus grands.
Le but
dE-Changer est de «promouvoir la solidarité, la parti-cipation
et la justice entre les peuples». Un bel idéal, mais concrètement?
Concrètement, nous appuyons des associations qui se battent pour
la défense des populations. On peut citer le Mouvement des sans
terre au Brésil. Ou le projet dune infirmière qui
aide les indigènes à se réapproprier leur savoir
des plantes médicinales, à confectionner des médicaments
pour traiter les maladies bénignes. Car ils nont tout simplement
pas dargent pour en acheter. Nous faisons aussi beaucoup de «renforcement
institutionnel», cest-à-dire que nous aidons les
associations à créer des réseaux, à organiser
de la formation, à faire du lobbying
Votre
aide leur sert à reprendre confiance
Cest effectivement la première des choses. On se rend compte
que ces gens-là ont un savoir et une expérience, mais
quils souffrent dun gros déficit de confiance personnelle.
Il existe une espèce de sacralisation du savoir des Occidentaux
et des élites qui fait queux se sentent dévalorisés.
Alors, souvent, ils nosent pas deux-mêmes initialiser
des démarches: nos volontaires sont là pour les appuyer.
De plus
en plus dONG sur le terrain, mais un tiers-monde qui ne va pas
mieux. Décourageant?
Cest sûr que face aux rouleaux compresseurs des lobbies
économiques, on se sent petit
Doù limportance
dun événement comme le Forum social de Porto Alegre
[n.d.l.r.: du 31 janvier au 5 février 2002], qui nous a donné
un formidable espoir, celui dune force sinscrivant contre
cette logique économique. Cest là que nous nous
sommes rendus compte que, mises ensemble, les actions très limitées
et très terre à terre comme la nôtre donnent une
force réelle. Avant davoir participé à ce
forum, je ne men rendais pas compte.
Quelles
leçons avez-vous tiré de cet événement?
On voit une force populaire légitime, organisée, pleine
didées et de gens capables damener des solutions
concrètes. Cest le projet dune société
plus juste et égalitaire qui se dessine là-bas. Et puis,
il y a cette capacité de mobilisation et de solidarité
des gens qui nous a paru extraordinaire. Nous avons invité une
délégation de parlementaires et journalistes suisses,
ils ont tous été époustouflés par la force
de ces personnes laissant de côté leur propre adversité
pour lutter contre ladversité collective. Il y a au Brésil
on ne peut malheureusement pas généraliser
des mouvements populaires avec une conscience citoyenne très
forte.
Quelles
sont les suites de ce forum social pour votre association?
Nous participons, sous légide du Département des
affaires étrangères, à un groupe de travail réunissant
des parlementaires, des syndicalistes et des représentants de
la communauté des uvres dentraide, pour analyser
limpact et les effets du forum sur la politique fédérale.
De plus, des forums continentaux vont sorganiser pour donner une
suite à celui de Porto Alegre [n.d.l.r.: le Forum social européen
devrait se tenir en Italie, à lautomne prochain].
Et le
World Economic Forum (WEF) de Davos, cela vous intéresserait-il
dy participer?
Pour voir ce quil sy passe, pourquoi pas. Mais on se rend
quand même compte que le lobby économico-financier reste
assez imperméable. Le WEF, comme son nom lindique, cest
dabord une affaire économique qui, accessoirement, parle
de social parce quil faut bien en parler
Je crois quil
est vraiment important de faire comprendre à léconomie
cest à nouveau un grand idéal quelle
est au service de lhomme et pas le contraire!
De lespoir?
Les populations commencent à se rendre compte quelles ont
un réel pouvoir et quelles peuvent lutiliser. Cest
cela la conscience citoyenne: les gens se réapproprient le pouvoir
et ne sont plus décidés à se laisser faire. Et
je pense que le Sud, à ce niveau-là, à quelque
chose à nous apprendre. Moi qui suis très intégré
au système économique fribourgeois, je me rends bien compte
que les gens ont peur de perdre leur emploi, leur niveau de vie, leurs
biens
Conséquence: la majorité des citoyens sont
tétanisés. Une minorité ambitieuse, elle, est à
laise dans ce système économique.
Que peut
faire la Suisse pour promouvoir la solidarité et la justice entre
les peuples?
La Suisse doit absolument prendre conscience de certaines réalités.
Entre autres, quelle ne peut pas se renfermer sur elle-même
et vivre dans la peur, réflexes chers à un certain parti
politique. Alors que faire? Il faut savoir que ce pays gagne un franc
sur deux à létranger: il a, de facto, de linfluence
à létranger
Cest dans ce sens-là
que la Suisse peut faire quelque chose. Elle pourrait aussi allouer
non plus 0,37% de son PIB pour le développement, mais 0,7%
Et les
Suisses?
A partir du moment où les gens prennent conscience de la nécessité
dune certaine solidarité déjà entre
eux, puis vis-à-vis du monde une foule de solutions soffrent:
la coopération nest quun exemple. Personne ne peut
changer le monde, on ne peut que changer soi-même. Après,
il suffit de sinscrire en lutte contre ce quon nous vend
comme inéluctable et davoir un peu dinfluence sur
ce qui nous entoure. Et puis concrètement, en tant que consommateur,
on peut montrer sa préférence pour des produits type Max
Havelaar. Les vingt centimes supplémentaires ne sont rien ici,
ils suffisent là-bas à rémunérer décemment
le travail des paysans.
A propos
de commerce, lOMC dit quelle est un plus pour les petits
puisquelle leur ouvre le marché des grands. Vous rejetez
cette affirmation.
Il faut savoir que ce sont les multinationales qui gèrent le
commerce mondial pour beaucoup de produits, agricoles notamment. Lun
des objectifs de lOMC est de casser les moyens que se donnent
les Etats pour contrôler laccès à leurs marchés.
Une autre réalité est la dette qui étrangle pratiquement
tous les pays du Sud. Résultat: ce sont les pays du Nord qui
imposent les modes de production. On sait pourtant quune culture
dexportation rapporte à léconomie locale cinq
fois moins quune culture vivrière! Nous pensons que ces
instruments mis en place Banque mondiale, FMI, OMC
sont des instruments de destruction. Soit ces organismes sont réorganisés
de fond en comble, soit on les abandonne et on fait autre chose.
Propos
recueillis par Patrick
Pugin /
16 avril 2002