Ce
livre est unique. Vingt contes gruériens et fribourgeois ont été traduits
en russe. Pour les auteurs de ce pont jeté entre Fribourg et Saint-Pétersbourg,
la jeune femme de lettres Sofia Sinitskaia et lartiste peintre André
Sugnaux, le partage des cultures nest pas une légende...
Conte de la chapelle
de la Dâda, sous la plume dAndré Sugnaux
Le
premier jour où elle mettait un pied en Gruyère, Sofia Sinitskaia-Alexandrovna,
alias Sonia, assistait à la montée à lalpage dun troupeau, à Grandvillard.
Scène marquante! Et lartiste peintre André Sugnaux lui parle de la
poya, de la vie au chalet, des légendes qui lui sont associées: les
nains bienfaisants, le taureau maléfique, la sorcière Catillon... Aimantée,
Sonia se lance dans la traduction de ces contes, à lintention des enfants
russes. Elle lit des recueils, se documente sur lhistoire, visite les
lieux. De retour à Saint-Pétersbourg, elle trouve un livre, un seul.
Les Légendes suisses (de la montagne, des vallées et des lacs) ont été
publiées en 1927 à Paris par... Serge Persky, ministre de la culture
sous les tsars. Cest sans doute le seul ouvrage publié en russe sur
les légendes helvétiques. Le travail de Sonia est dautant plus important
quelle le conjugue avec la rédaction de sa thèse de doctorat sur le
rapport entre la littérature russe et le théâtre populaire. A 29 ans,
elle vient de boucler ses études universitaires. Elle enseigne dans
un lycée (étudiants de 14 à 16 ans), mais elle a dabord testé les contes
auprès dautres enfants, suscitant chez eux un vif intérêt. Les 2000
exemplaires tirés seront distribués gratuitement dans les écoles de
Saint-Pétersbourg.
Aide
fribourgeoise
Mais il fallait trouver les fonds. A Fribourg, le professeur de littérature
française Casimir Reynaud a joué les «passeurs». Résultat: une aide
de la Commission culturelle cantonale et de la ville de Fribourg. De
quoi payer limpression et les artisans du livre, tandis que léditeur
et les concepteurs ont travaillé bénévolement. Et la contribution de
la Russie, où le livre a été édité? Pas un kopeck! Explication de Sonia:
«Chez nous, on peut trouver de largent pour léconomie. Mais pour les
dirigeants, la philologie, ce nest pas sérieux... Pourtant, cest un
architecte tessinois, Domenico Tresini, qui a construit le bâtiment
de lUniversité de Saint-Pétersbourg. Et beaucoup de grands écrivains,
comme Gogol et Dostoïevski, ont voyagé en Suisse.» Et de lancer tout
de go: «Communiquer les légendes, ça raconte plus que le meilleur prospectus
touristique!»
Dessins
en mouvement
Le professeur Casimir Reynaud a cette phrase forte: «Instruire lhomme
qui grandit dans lenfant en sadressant à lenfant qui survit dans
lhomme.» Sa préface est la seule page imprimée en français. Lensemble
du livre est en cyrillique. Sauf, dans les commentaires, un passage
en... patois gruérien sur la légende du «brakonyé». Vous avez dit livre
unique? Ces Contes et légendes Fribourg (tel est le titre russe) sont
également inédits par les dessins dAndré Sugnaux. Lartiste y est allé
gaillardement ses dessins à la plume sont tout de mouvement pour
transcrire le «Grand Echè» qui enjambe les haies, la sorcière sur son
balai, ou le chat qui «fonce» après la souris sur le «Pont du diable».
Nains
et sorciers
Ladaptation de ces contes en russe nest pas allée sans explications,
publiées en glossaire. Quest-ce, pour un enfant russe, quun chalet,
ou une poya, ou la «chèta», les revenants? Sonia lécrivain sest imprégnée
des endroits. Elle les décrit à sa manière et donne des contes une traduction
libre. «Mais bien sûr, je reste fidèle au sujet, au caractère des personnages.»
Elle qui sapprête à traduire des contes jurassiens fait cette comparaison
avec Fribourg: «Le Jura est déjà plus français, avec de vraies princesses,
de vrais princes de contes. A Fribourg, il ny en a pas. Les personnages
sont des nains, des sorciers, des sorcières. Et il y a sans doute une
influence de lIrlande, avec les moines qui apparaissent dans plusieurs
contes.»
Respecter
lautre
Et comment les analyse-t-elle, ces contes? «Cest moral. Le bon finit
par lemporter sur le méchant, le bien sur le mal. Ce que je trouve
très touchant, cest quon aide le faible.» Sur les vingt contes publiés,
si elle devait nen retenir quun seul? Ce serait «Jehan lEclopé»,
qui donne un morceau de pain à une pauvresse, ignorant quil sagit
de la comtesse et quelle aura un fils. «Déjà (explique Sonia), cest
un personnage énigmatique. Peut-être un ancien chevalier revenu des
Croisades. Et le peu quil a, il le donne aux plus pauvres.» Lauteure
«lorgne» déjà du côté de la Bretagne, comme un nouveau creuset. «Les
contes (dit-elle) ont leurs particularités liées à des régions, à des
modes de vie. Mais au fond, ils disent tous la même chose. Ils nous
rappellent fortement les questions que la vie nous pose: faut-il haïr
ou aimer, choisir la fortune ou lhonnêteté? Ils nous apprennent à respecter
lautre. Celui qui connaît une autre culture naura jamais lenvie de
la détruire...»
Pierre
Gremaud / 19 juillet 2001