Humeur
Chanson «Censurée»

Le bon goût d’Anastasie

Horreur! Anastasie est de retour! Le directeur de l’Instruction publique censure une chanson! Augustin Macheret a interdit aux enfants du cercle scolaire de Torny-le-Grand, Middes et Châtonnaye de chanter «Les rois du monde», emblème sirupeux de la comédie musicale «Roméo et Juliette». «Choqués», parents, commission scolaire et édiles communaux demandent à un député de donner de la voix: Pierre- André Page joue les ténors et envoie illico une partition écrite au Gouvernement. «De quel droit, M. Macheret, interdisez-vous cette chanson?»
Les Républiques ont les censures qu’elles méritent. Il fut un temps où penseurs et censeurs se battaient pour des idées. Aujourd’hui, l’Index doit se contenter d’une misérable musique commerciale, généreusement colportée par les ondes avant même que cette comédie triomphe sur la scène parisienne. Or ce «Roméo et Juliette», sauce Presgurvic, est à la musique ce que Sulitzer est à la littérature: du jus de navet. La chanson fétiche, vendue à des millions d’exemplaires, est restée dix-sept semaines en tête des meilleures ventes françaises. C’est le triomphe du karaoké, la victoire du vide.
Que cette musique insipide épargne les élèves fribourgeois, voilà qui offre soudain à cette «censure» un visage plus sympathique! Mais Monsieur Page semble peu sensible aux arguments musicaux. Il est ici question de liberté, messieurs les censeurs! celle qui s’habille d’une majuscule. Car le député de Châtonnaye soupçonne la Direction de l’instruction publique, très sérieusement soutenue par la Conférence cantonale des inspecteurs scolaires, de prendre la pose des Pères Fouettards moralisateurs. Causes de la mise à l’Index de la chanson? Ses invitations un tantinet libertines: «Nous, on fait l’amour», «On se fout pas mal de la morale»… Etonnant de voir dans le rôle des défenseurs de la liberté morale un membre de l’UDC, parti habitué à fréquenter ordinairement d’autres rives!
«Je vous demande de lever cette interdiction le plus rapidement possible», conclut gravement le député. «Les rois du monde» ne seront pas freinés dans leur conquête planétaire par la modeste digue de l’Instruction publique. Mais l’incident témoigne d’une réalité que la musique (populaire) partage avec le désert: l’irrésistible progression du mauvais goût.

Patrice Borcard / 8 février 2001

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