Trait pour trait
Jean-Claude Bovet

La langue des cloches

Il s’est révélé comme le «Monsieur Sonnailles» lors de l’exposition qui se poursuit au Musée gruérien jusqu’au 8 octobre. Jean-Claude Bovet, de Bulle, se voue corps et âme aux «rîmo», ces courroies brodées, et aux cloches elles-mêmes. Prodigieux ce que peuvent raconter les sonnailles, qui battent comme des horloges sans cadran! «Une fête et une aventure», résume-t-il. Voyage de la nuit au jour.

«On partait le soir.» On, c’était son père Bernard, et ses oncles Marius et Louis. Les troupeaux des trois neveux du chanoine Bovet réunis, «plus quelques louées». Soixante vaches au total. Toutes ensonnaillées. On partait dans la soirée du village de Sâles, vers le 15 de mai. Entre Grandvillard et Lessoc, lieu de la première étape, la nuit arrivait. On dormait à la gîte du Vuey. On quittait la gîte une quinzaine de jours plus tard, le matin, à 4 heures. But de cette «poya»: le mythique alpage de Sazième, un territoire de 900 poses, dont le nom signifie «derrière les rochers». En passant par les alpages des Tommes et du Pâquier Mottier, au fond de L’Etivaz. Jean-Claude Bovet, qui avait 7 ans la première année où ses parents exploitaient cet alpage, en 1953, explique: «Pour nous, gagner L’Etivaz, c’était aller jusqu’au bout du monde!» Les sons et les images Mais suivons le troupeau qui avance, dans le fracas des sonnailles. On traverse Lessoc dans le matin frisquet, village endormi. Puis on prend par la vieille route, avec le pont couvert sur l’Hongrin. Avec le «ruhyo», ce vent de la haute Gruyère, les sons s’enrichissent de sonorités particulières. Pareil lorsque le troupeau défile le long des rochers, qui répercutent la gamme. Et dans les montées: ça «tape» plus, parce que les vaches doivent donner le coup de tête. Au passage de la Sarine, l’armailli annonce: «On arrive sur Vaud!» Dans la tête du «bouébo» de 7 ans, ça signifie sortir de Suisse! Il faut marcher encore, monter, au-delà de L’Etivaz. Autant de sons, d’ambiances magiques, et d’images! Le gosse s’émerveille de regarder les courroies, avec leurs dessins: ces fleurs, ces cœurs, ces courbes élégantes. Il gardera dans la mémoire, ou plutôt dans sa chair, ces moments fabuleux. Toujours rythmés par le bruit des cloches. «L’oncle Louis, surtout, achetait de bonnes sonnailles. Les courroies étaient de Fortuné Vionnet.» Fortuné, le sellier, que Jean-Claude Bovet, sans l’avoir connu, considérera comme un maître, lorsqu’il se mettra lui-même à «broder». Mais patience. «Lors de ces poyas extraordinaires, je croyais que tout le monde vibrait de la même manière. Je me suis rendu compte bien plus tard que c’était réservé à des passionnés.» Le mot prend ici tout son sens. Passion dévorante. Jean-Claude Bovet, «seringué» par les sons, n’aura de cesse de cultiver cette empreinte. Des courroies, il en réalisera, il en restaurera. Il prendra son bâton de pèlerin pour les répertorier, les photographier. Jusqu’à cette exposition 2000 du Musée gruérien, qui marque une apothéose. Mais il y a encore des zigzags, comme sur le chemin montueux de la poya.

Affaire de contact
«En fait, j’avais trois passions: la peinture, le bois – mon rêve était de devenir menuisier d’art – et les courroies. C’est à 18 ans que je me suis fixé comme hobby les cloches.» Sa première courroie, il la réalise au printemps 1964, avec le sigle de l’Expo nationale. Il en est très fier: travailler dans un sous-sol, le soir, sous une mauvaise lumière. La courroie est là, ce qui lui paraissait impossible. Bien d’autres suivront, mais jamais deux fois la même. Et puis, «je ne pourrais jamais faire une courroie pour quelqu’un qui ne l’apprécie pas», souligne-t-il. L’année suivante, 1965, marque un tournant. Répondant à une annonce de l’Institut agricole de Grangeneuve, le jeune Jean-Claude est choisi parmi dix-huit candidats pour suivre un cours d’inséminateur, à Rambouillet. Cap sur Paris, où il passe six semai- nes intensives. Suivront vingt-six années de ce métier, avec domicile à Sâles, La Tour-de-Trême, puis Bulle. Métier de ferme en ferme. Et cahin-caha, avec des problèmes de santé. Aujourd’hui, dans son appartement bullois, le père de quatre enfants passe l’éponge et se fait philosophe: «La passion des cloches m’a fait oublier les mauvais moments pour ne retenir que les meilleurs.» De ses pérégrinations d’inséminateur, il garde «cette chance extraordinaire» d’avoir pu rencontrer des gens qui lui ont montré des trésors. «Vin vê! Tè vu mothrâ ôtyè!» Viens, j’ai quelque chose de beau à te faire voir. Combien de fois a-t-il entendu cette phrase! Et le paysan de lui montrer une ancienne sonnaille avec sa courroie, gardée jalousement dans quelque coin sombre de la ferme, comme un secret. Parce que ce patrimoine est confidentiel. Jean-Claude Bovet explique: «Les plus belles sonnailles étaient souvent dans des grandes familles. Où il y a eu partage. Alors, trois sonnailles par-ci par-là, ils ne voulaient pas que ça se sache..» Une inscription gravée sur une cloche l’exprime mieux qu’un long discours: «Ce que Dieu garde est bien gardé – Dieu voit tout»... Conséquence logique pour l’exposition du Musée gruérien: le nom des propriétaires est savamment tenu secret.

Plongée dans l’histoire
Ah! cette exposition! C’est en 1994 déjà que Jean-Claude Bovet présente son dossier au conservateur du musée Denis Buchs. «Il n’en revenait pas. J’avais à ce moment 50 photos de pièces anciennes. Le chiffre allait monter à plus de 200 pièces en photo au moment de l’exposition. Mais le conservateur voulait creuser l’histoire. Ensemble, on est allé visiter tous les musées où on pouvait trouver quelque chose: le Musée ethnographique de Ge-nève, des traditions populaires à Bâle, le Musée national de Zurich, le Musée historique de Berne, celui du Vieux-Vevey et de Saanen. Après bien des tracasseries, Denis Buchs a pu faire venir cinq colliers du musée de l’Homme à Paris. On a réuni une cinquantaine de cloches de plus que celles que j’avais photographiées. Et Denis Buchs est devenu à son tour un véritable spécialiste.» Parmi les découvertes flambantes, ce collier en bois de cerisier, daté de 1716, figurant dans la revue Fribourg artistique de 1913. «En voyant cette photo, j’ai eu un “bat de cœur”. J’avais la certitude de la trouver!» Il lui faudra une patience de chat pour trouver la piste, et surtout pour convaincre le propriétaire de l’exposer: trente coups de téléphone et plusieurs lettres. «J’ai un ange gardien», conclut Jean-Claude Bovet.

Musée enrichi
Voilà pour l’anecdote. Ce qui ressort fondamentalement, c’est que les premières sonnailles sont antérieures aux chalets d’alpage. Le plus ancien reconnu, le chalet de la Monse sur Charmey, date de 1619. Or, la mention du mot «sonnaille» remonte au XIVe siècle déjà, selon les recherches de Denis Buchs. Les courroies de bois et de cuir vont épouser les mouvements de l’histoire, entre paganisme et religiosité. Ainsi, le très particulier monogramme de Marie, avec le A confondu dans le M, prouve qu’un culte marial existait au XVIIe siècle. Par recoupement de dates encore, on constate qu’un commerce existait entre la Gruyère et la Savoie au début du XIXe siècle. L’exposition Au pays des sonnailles marque une étape importante, avec une publication illustrée qui va paraître incessamment sous le même titre. Sujet de fierté de Jean-Claude Bovet: les acquisitions du musée. Ainsi, cette douzaine de sonnailles anciennes. Et cette batterie de cloches appartenant à feu Jules Gremaud. Elle couvre six générations des fondeurs Schopfer, de 1810 à 1936. De plus, la batterie Charles Schopfer, avec ses sept pièces non soudées et accordées, de la 13 livres à la 4, est rarissime. La Gruyère a désormais, dans le domaine des cloches et sonnailles, «le plus nanti de tous les musées au monde», s’exclame Jean-Claude Bovet. Lui-même a restauré des colliers: «Alors que je pourrais gagner plus en les faisant directement... Il faut être fou! Mais enfin...» Sa passion l’a conduit, aussi, à participer à l’enregistrement d’un CD. Difficile de faire plus sobre. Un poème à l’état de nature! Toutes enregistrées dans le Gros-Mont, ce sont des cloches de vaches, des cloches de génisses, puis de chèvres «en champ», pour terminer dans une désalpe assourdissante. Dans cette sobriété, on s’approche de l’universalité. Avec les sons cristallins, vous ne seriez pas étonné d’être au Tibet, ou à l’autre bout de la planète. «Ça doit rester simple», dit Jean-Claude Bovet. Comme est simple cette définition qu’il a relevée parmi une quantité d’autres notes. Saint Jean Chrysostome, qui vécut au IVe siècle, disait: «La cloche, c’est comme la bouche de Dieu. Et le battant, c’est comme sa langue.»

Pierre Gremaud / 2 septembre 2000