GRUYÈRE Le vin cuit

Un trésor culinaire romand

Il est plébiscité par les consommateurs et de plus en plus prisé par les cuisiniers. Malgré sa rusticité, le vin cuit reste ainsi d’une étonnante modernité. Ancien remède et succédané du sucre, il a failli disparaître, avant de revenir en grâce dans les années 1980.


De plus en plus de sociétés locales organisent des manifestations autour du vin cuit (ici à La Roche, le week-end dernier). Des fêtes toujours plus courues par le public

 

Sa robe sombre, son parfum entêtant, sa saveur corsée… Trésor de patience et de savoir-faire séculaire, le vin cuit figure en bonne place au panthéon culinaire romand. Produit rustique, il n’en demeure pas moins d’une incroyable modernité, allant jusqu’à séduire les plus grands noms de la cuisine, qui l’utilisent toujours davantage pour épicer leurs plats.
«Cuisinier du XXe siècle», Frédy Girardet a fortement contribué à la nouvelle notoriété du vin cuit – «Un produit courant de ma jeunesse» – par l’entremise de son livre La cuisine spontanée (Editions Robert Laffont). Il y consignait la recette de sa tarte, aujourd’hui encore citée en référence. Une tarte qui figurait par ailleurs en bonne place sur la carte de son établissement de Crissier. Mais le vin cuit n’est pas destiné à la seule confection de tartes ou autres desserts, son principal «débouché» aujourd'hui. «On peut aller beaucoup plus loin! Il reste beaucoup de choses à inventer et pas mal de jeunes chefs s’y emploient», s’enthousiasme Michel Vidoudez, auteur d’un ouvrage consacré au sujet (Raisinée, cougnarde et vin cuit. Histoire et recettes authentiques, Editions Cabédita).
Dans la fiche pilote élaborée dans le cadre de l’inventaire du patrimoine culinaire suisse, l’ethnologue Isabelle Raboud-Schüle – par ailleurs conservatrice du Musée de l’alimentation de Vevey – remarque elle aussi: «Le subtil équilibre acidité et sucre fait apprécier le vin cuit en gastronomie, par exemple pour souligner un foie gras ou la chasse.» Ou d’autres choses encore: «Il suffit d’un peu d’imagination…» estime Frédy Girardet.

Remède pour affaiblis
Mais avant d’être un ingrédient apprécié des cuisiniers, le vin cuit avait de toutes autres visées. A
commencer par la préservation de fruits périssables. Là, nos ingénieux ancêtres ont fait des merveilles puisqu’il se conserve indéfiniment. Il pouvait également endosser un rôle de «remède», si l’on en croit l’Encyclopédie d’Yverdon qui, au XVIIIe siècle, le décrit comme «une boisson agréable, utile aux personnes faibles». Couvert d’éloges aujourd’hui, le produit a pourtant connu des heures moins glorieuses. Notamment au sortir de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la Régie fédérale des alcools – soucieuse de prévenir l’alcoolisme – a encouragé l’arrachage massif d’arbres à cidre. Au même moment, le vin cuit perdait son importance en tant que succédané du sucre. Car ce dernier, jusqu’ici produit de luxe, devenait alors accessible à tous. La tradition a néanmoins persisté, grâce «aux organisations de paysannes vaudoises et fribourgeoises qui ont su conserver les recettes», salue la fiche réalisée pour l’inventaire du patrimoine culinaire. Une aubaine, si l’on songe que des produits similaires ont disparu des cantons de Neuchâtel, du Jura, de Nidwald, d’Obwald et de Lucerne, où leur existence est attestée avant le XXe siècle. Il s’en fabrique par contre toujours en Bresse voisine.
Le retour en grâce du vin cuit remonte aux années 1980, alors que l’on recommence à encourager la préservation des vergers traditionnels. Depuis, le succès du produit ne se dément pas, confirme Georges Morard. Avec son frère, le distillateur du Bry en fabrique 150 litres quotidiennement, quelque 80 jours par année. «Nous accueillons également de nombreux particuliers qui viennent presser leurs fruits chez nous pour faire leur 15 ou 20 litres de vin cuit», remarque-t-il encore.

La fête au vin cuit
Depuis quelques années, des sociétés locales organisent des manifestations autour du vin cuit. Un moyen original de faire rentrer des devises. La dixième édition de l’une des plus anciennes, à Grangettes, s’est ainsi tenue le week-end dernier. Là encore, grand succès: «Nous avons battu tous les records, accueillant jusqu’à 1000 personnes en même temps. C’est une fête très populaire dans le coin», raconte Bernard Monney, du ski-club Giboulées. Cette année, pas moins de 345 litres ont été produits… et vendus, au profit du ski-club. «Si nous avions eu 200 à 300 litres de plus, cela partait la même chose!»
Même constat à La Roche, où a été organisée – le week-end passé également – une première Nuit du vin cuit. Une tonne de fruits y a été transformée. «L’année prochaine, nous pourrons en tout cas doubler de volume», commente Roland Fessler, au nom des organisateurs. Ici, le bénéfice a été reversé aux responsables de la crèche vivante du village.

 

Pas d’AOC au menu de bénichon

Au menu de bénichon, aucun produit frappé d’une Appellation d’origine contrôlée (AOC). Trois d’entre eux, pourtant, se verraient bien auréolés du label fédéral: la poire à botsi, le jambon de la borne et la cuchaule. Mais il leur faudra du temps encore avant de pouvoir arborer les trois fameuses lettres.
Le projet le plus avancé concerne la poire à botsi. «Nous sommes pratiquement prêts», signale Gérard Chenaux, président de l’Union fruitière fribourgeoise (UFF). Le cahier des charges a été déposé à l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), qui attend encore de l’UFF une ultime étude prouvant – via un sondage auprès de quelque 1000 personnes – que cette poire est connue en Suisse comme étant fribourgeoise. «Nous ne serions pas obligés de le faire – surtout que cela nous coûte de l’argent! – mais cela légitimera encore notre demande», explique le pépiniériste de Chésopelloz. Les résultats de ce sondage seront ensuite transmis à l’OFAG, qui publiera la mise à l’enquête du dossier. Trois mois s’écouleront alors, le temps de voir émerger d’éventuelles oppositions.

Opposition dans l’air
L’UFF a minimisé ce dernier risque en élargissant le territoire de production de la poire à botsi aux districts vaudois d’Avenches et de Payerne, ainsi qu’aux communes d’Yvonand et Dompierre, où existent déjà des cultures commerciales. «Si tout va bien, nous devrions avoir l’AOC pour la récolte 2005», espère Gérard Chenaux. Il insiste cependant sur le conditionnel. Car des oppositions pourraient émaner de milieux comme Pro specia rara, la Fondation suisse pour la sauvegarde du patrimoine génétique et culturel des plantes et animaux domestiques. Responsable de son antenne romande, Denise Gautier explique: «L’AOC doit défendre des produits, pas des variétés. Celles-ci doivent rester un patrimoine commun.»

Le jambon en tête
La confiscation par les Fribourgeois de la poire à botsi pourrait également poser des problèmes pour la conservation de l’espèce, affirme-t-elle: «C’est une variété à connotation locale certes, mais pour sa conservation, nous préférons la voir pousser dans différents endroits. Ce qu’interdirait l’AOC. Qu’arriverait-il alors si le commerce ne marchait pas et que les arboriculteurs fribourgeois arrêtaient de cultiver cette poire? Qu’arriverait-il si une épidémie de feu bactérien décimait le verger fribourgeois? On évite tous ces problèmes en donnant une AOC à un produit plutôt qu’à une variété.»
Des deux autres prétendants à l’AOC, le jambon à la borne semble le mieux placé dans la course à la certification. «Nous sommes prêts à déposer le dossier», annonce François Blanc, président de l’Association des bouchers fribourgeois. Ne restent que des détails à régler, avec les voisins vaudois notamment. Quand à la cuchaule, «nous n’avons pas avancé d’un iota», avoue le président des boulangers fribourgeois Bernard Walker. «C’est dommage pour ce produit typique. Mais pour obtenir une AOC, il faut vraiment que tout le monde le veuille…» Ce qui n’est pas encore le cas au sein de la confrérie boulangère: certains artisans préfèrent en effet utiliser du citron plutôt que du safran pour confectionner leurs cuchaules. Le prix de revient du produit fini, évidemment, n’est pas le même. Il n’empêche: «C’est un projet que nous allons remettre sur le métier», assure Bernard Walker.

Cent kilos pour 7 litres

Le vin cuit est un sirop concentré. Cent kilos de fruits donnent 70 litres de jus qui, au terme d’une longue ébullition de plus de 20 heures, seront réduits à 7 litres de vin cuit. Selon l’inventaire du patrimoine culinaire suisse, il est élaboré «à base de jus de poires dans le canton de Fribourg. Dans le canton de Vaud [n.d.l.r.: où il porte le nom de raisinée], il est fabriqué à base de jus de pommes seul, de jus de poires ou du mélange des deux, plus rarement de jus de raisins.» Responsable de cet inventaire, Isabelle Raboud-Schüle précise cependant qu’il ne s’agit pour l’heure que d’une fiche pilote: «Nous irons sur le terrain dès le mois de janvier pour nous rendre compte de sa réalité.»

 

Patrick Pugin
9 octobre 2004

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