Jeudi
17 décembre 1903, aux Etats-Unis, le long des plages désolées
de la Caroline du Nord. L'endroit s'appelle Kitty Hawk. Petit matin
gris et brumeux, il a plu durant la nuit. Au loin, l'océan noir
moutonne. Le vent froid fait voler un peu de sable et agite les rares
buissons d'épineux, seule végétation sur ces dunes.
Orville, le cadet des deux frères Wright, observe ce vent: il
tente d'en estimer la force et la direction. Depuis le lever du jour
ce vent nord/nord-est est régulier, mais fort: près de
40 km/h.
Aujourd'hui tout est prêt, aucun détail n'a été
négligé. Les deux frères connaissent parfaitement
l'endroit et le régime des vents le long de ces plages. Ils ont
déjà fait trois longs séjours à Kitty Hawk,
ces trois dernières années. Ils ont effectué plus
de mille vols sur leurs planeurs, des sauts de puce de dunes en dunes
et ont acquis une bonne maîtrise de leurs engins.
Cette année leur ambition est immense: si tout fonctionne comme
prévu, ils vont réaliser le premier vol motorisé
et contrôlé de l'histoire sur un engin plus lourd que l'air.
Depuis plusieurs semaines, ils n'en finissent pas de bricoler leur nouvelle
invention, cet engin volant motorisé, qu'ils ont baptisé
Flyer.
Toute la conception du Flyer a été pensée en fonction
des expériences et des données récoltées
durant les années passées à faire voler des planeurs.
La construction de l'engin intègre tous ces paramètres.
C'est un biplan fait de bois et de toile; 12,3 mètres de long
pour une surface totale des ailes de 47,4 mètres carrés.
Reste un problème: il est un peu lourd. Moteur, héli-ces
et pilote compris: au total 350 kg! Selon leurs calculs, le poids maximal
pour décoller ne devrait pas dépasser 310 kg. La petite
réserve de puissance du moteur et le fort vent de ce matin de
décembre vont donc se montrer bien utiles.
Des
pièces de Bicyclettes
Ils se décident à voler et le tirage au sort désigne
Orville pour cette première tentative de la journée. Dans
l'une des deux baraques de bois qui servent à la fois d'atelier
et de campement rudimentaire aux frères Wright, le mécanicien
Charles Taylor, celui qui leur a construit le moteur, vérifie
la tension des chaînes de transmission. Par un jeu subtil de pignons,
d'engrenages et de chaînes, ce petit quatre cylindres entraîne
deux hélices.
Pour les frères Wright ce moteur est à la fois leur fierté
et leur principal souci. Ils l'ont pensé et dessiné et
Charles Taylor l'a réalisé dans l'atelier du magasin familial
à Dayton dans l'Ohio. Orville et Wilbur Wright sont des marchands
et des réparateurs de bicyclettes. Il n'est donc pas étonnant
qu'une partie des pièces utilisées dans la construction
de ce moteur provienne directement du stock de l'atelier.
Dès 1900, les deux frères ont visité les expositions
de véhicules automobiles. A New York, ils ont rencontré
des ingénieurs français, concepteurs de petites voitures
dotées d'un moteur d'une vingtaine de chevaux. Mais l'ensemble
est trop lourd. Pour être installé à bord du Flyer,
il ne devrait pas dépasser 80 kg! Par ailleurs ce bloc moteur
avec son gros radiateur frontal n'a rien d'aérodynamique. Ils
doivent donc tout reprendre. Dessiner et construire leur propre moteur
et trouver toutes les solutions possibles pour l'alléger au maximum.
Pour cela, ils emploient l'aluminium, un matériau nouveau à
l'époque et dont on commence tout juste à découvrir
les domaines d'utilisation.
L'eau de refroidissement circule dans une série de tubes qui
montent jusqu'à l'aile supérieure; le système est
bien exposé au vent et il n'a que peu d'influence sur la traînée
de la machine. Installé, pleins d'huile et d'essence faits, ce
moteur pèse tout de même 82 kg. Il développe 16
ch dans les premières minutes, puis, à mesure qu'il chauffe,
sa puissance tombe à 13 ch. Le rapport poids/puissance du Flyer
reste donc précaire.
Minutieuse
préparation
Pour décoller, l'engin doit atteindre 40 km/h au moins. Comme
il est impossible de le faire rouler dans le sable, les frères
Wright ont fait construire un rail de bois d'un peu plus de 20 mètres.
Compte tenu du poids du Flyer et de la puissance du moteur, ils ont
aussi calculé la force minimale du vent nécessaire: 35
km/h.
Ce matin-là, c'est le fils du postier de Kitty Hawk qui leur
a assemblé le rail de bois, face au vent et bien dans l'axe.
Puis il est reparti vers le village pour inviter quelques habitants
à venir assister à l'événement. Avec ce
vent nord/nord-est de 40 km/h, Orville est certain de pouvoir décoller.
Mais la difficulté sera de maintenir le Flyer sur son rail, puis
de le stabiliser une fois qu'il aura quitté le sol!
Il y a trois jours, Wilbur a réussi un décollage parfait;
il se trouvait à 5 mètres du sol lorsqu'il a voulu faire
un virage vers la gauche. Le biplan s'est incliné de plus en
plus, puis il a décroché et il est tombé après
un vol d'une trentaine de mètres. Le sable a bien amorti sa chute
et il n'y a pas eu de dégâts. Des incidents comme celui-ci
les deux frères en ont vécu des dizaines. A chaque fois
ils les ont analysés, ils ont passé en revue les mouvements
exécutés, l'attitude et les réactions de la machine.
Tout a été noté très soigneusement.
Des
risques calculés
Orville et Wilbur Wright ont rapidement pris conscience de l'importance
et du côté historique de leurs expériences. Ils
ont avancé pas à pas, en cherchant toujours à comprendre
les phénomènes aérodynamiques avant de les expérimenter.
A Dayton, ils ont même installé une petite soufflerie,
le premier tunnel d'essais aérodynamiques, dans lequel ils ont
testé plusieurs maquettes. Ils n'ont pris aucun risque pour leur
vie.
Ils placent le Flyer au début du rail et ils l'arriment soigneusement
à l'aide d'un filin. Orville s'allonge à plat ventre entre
les deux ailes et il saisit les leviers. Le moteur est lancé:
il tourne parfaitement. Orville met plein gaz, il libère le filin;
le Flyer glisse sur le rail et prend peu à peu de la vitesse.
Cinq personnes du village sont les témoins de ce vol historique
et heureusement, parmi elles, il y a un photographe.
Le pilote sollicite légèrement les commandes et l'engin
quitte le sol. Il vole! A moins de 3 mètres du sol, mais il vole.
Exactement comme les deux frères l'ont prévu!
Mais, déséquilibré par une rafale de vent plus
forte que les autres, le Flyer retombe après seulement 12 secondes
et percute une dune quelques mètres plus loin. Orville n'a pas
pu le rattraper et une commande du gouvernail a cassé.
Le système de contrôle de l'engin est astucieux; un jeu
de câbles permet de relever le bout d'une aile, tout en abaissant
l'autre. Une autre commande, justement celle qui a cassé durant
ce premier vol du 17 décembre, agit sur le gouvernail, placé
derrière les ailes, au bout de plusieurs perches. Leur système
permet de contrôler la stabilité de l'avion en vol, de
le faire monter et de le faire descendre et surtout d'effectuer des
virages.
Inventeurs
du pilotage
C'est bien là que réside le grand pas, la grande contribution
des frères Wright à la conquête du ciel. Ils ont
non seulement réussi à faire décoller et voler
un engin plus lourd que l'air, mais ils ont aussi inventé le
pilotage. Le câble de la commande du gouvernail est vite remplacé
et le Flyer est à nouveau sur son rail. Deuxième vol de
cette matinée historique; c'est le tour de Wilbur. Un peu plus
de 50 mètres. Troisième vol avec Orville: 60 mètres,
un vol bien contrôlé.
Le quatrième vol sera celui qui entrera dans l'histoire de l'aviation:
Wilbur reste en l'air durant cinquante-neuf secondes et il parcourt
260 mètres. Un vol stable et parfaitement maîtrisé.
Il n'y aura pas d'autre essai ce matin-là et ils ont à
peine le temps de réaliser leur victoire. Une rafale de vent
renverse le Flyer et il est sérieusement endommagé.
Avec l'aide des gens du village Orville et Wilbur Wright remisent leur
engin dans un des baraquements et regagnent Kitty Hawk. Ils envoient
un bref télégramme à leur père: «Succès.
Stop. Quatre vols le 17. Stop. Le temps des machines volantes est enfin
arrivé. Stop. De retour pour Noël. Stop.»