MAGAZINE Il y a cent ans, le 17 décembre 1903

Le rêve d'Icare se réalise

«Succès. Stop. Quatre vols le 17. Stop. Le temps des machines volantes est enfin arrivé. Stop. De retour pour Noël. Stop.» Tel est le message que les frères Orville et Wilbur Wright envoient à leur père le jeudi 17 décembre 1903, après avoir réussi à faire voler leur Flyer, un engin volant motorisé qui prendra plus tard le nom d’avion… Journaliste à la Radio romande, et pilote à l’aérodrome d’Epagny, François Benedetti raconte les premiers vols des frères Wright.


Le Flyer des frères Wright a fait entrer l’humanité
dans l’ère de l’aviation

 


Orville (à gauche) et Wilbur Wright ont non seulement réussi à faire décoller et voler un engin plus lourd que l'air, mais ils ont aussi inventé le pilotage


Jeudi 17 décembre 1903, aux Etats-Unis, le long des plages désolées de la Caroline du Nord. L'endroit s'appelle Kitty Hawk. Petit matin gris et brumeux, il a plu durant la nuit. Au loin, l'océan noir moutonne. Le vent froid fait voler un peu de sable et agite les rares buissons d'épineux, seule végétation sur ces dunes. Orville, le cadet des deux frères Wright, observe ce vent: il tente d'en estimer la force et la direction. Depuis le lever du jour ce vent nord/nord-est est régulier, mais fort: près de 40 km/h.
Aujourd'hui tout est prêt, aucun détail n'a été négligé. Les deux frères connaissent parfaitement l'endroit et le régime des vents le long de ces plages. Ils ont déjà fait trois longs séjours à Kitty Hawk, ces trois dernières années. Ils ont effectué plus de mille vols sur leurs planeurs, des sauts de puce de dunes en dunes et ont acquis une bonne maîtrise de leurs engins.
Cette année leur ambition est immense: si tout fonctionne comme prévu, ils vont réaliser le premier vol motorisé et contrôlé de l'histoire sur un engin plus lourd que l'air. Depuis plusieurs semaines, ils n'en finissent pas de bricoler leur nouvelle invention, cet engin volant motorisé, qu'ils ont baptisé Flyer.
Toute la conception du Flyer a été pensée en fonction des expériences et des données récoltées durant les années passées à faire voler des planeurs. La construction de l'engin intègre tous ces paramètres. C'est un biplan fait de bois et de toile; 12,3 mètres de long pour une surface totale des ailes de 47,4 mètres carrés.
Reste un problème: il est un peu lourd. Moteur, héli-ces et pilote compris: au total 350 kg! Selon leurs calculs, le poids maximal pour décoller ne devrait pas dépasser 310 kg. La petite réserve de puissance du moteur et le fort vent de ce matin de décembre vont donc se montrer bien utiles.

Des pièces de Bicyclettes
Ils se décident à voler et le tirage au sort désigne Orville pour cette première tentative de la journée. Dans l'une des deux baraques de bois qui servent à la fois d'atelier et de campement rudimentaire aux frères Wright, le mécanicien Charles Taylor, celui qui leur a construit le moteur, vérifie la tension des chaînes de transmission. Par un jeu subtil de pignons, d'engrenages et de chaînes, ce petit quatre cylindres entraîne deux hélices.
Pour les frères Wright ce moteur est à la fois leur fierté et leur principal souci. Ils l'ont pensé et dessiné et Charles Taylor l'a réalisé dans l'atelier du magasin familial à Dayton dans l'Ohio. Orville et Wilbur Wright sont des marchands et des réparateurs de bicyclettes. Il n'est donc pas étonnant qu'une partie des pièces utilisées dans la construction de ce moteur provienne directement du stock de l'atelier.
Dès 1900, les deux frères ont visité les expositions de véhicules automobiles. A New York, ils ont rencontré des ingénieurs français, concepteurs de petites voitures dotées d'un moteur d'une vingtaine de chevaux. Mais l'ensemble est trop lourd. Pour être installé à bord du Flyer, il ne devrait pas dépasser 80 kg! Par ailleurs ce bloc moteur avec son gros radiateur frontal n'a rien d'aérodynamique. Ils doivent donc tout reprendre. Dessiner et construire leur propre moteur et trouver toutes les solutions possibles pour l'alléger au maximum. Pour cela, ils emploient l'aluminium, un matériau nouveau à l'époque et dont on commence tout juste à découvrir les domaines d'utilisation.
L'eau de refroidissement circule dans une série de tubes qui montent jusqu'à l'aile supérieure; le système est bien exposé au vent et il n'a que peu d'influence sur la traînée de la machine. Installé, pleins d'huile et d'essence faits, ce moteur pèse tout de même 82 kg. Il développe 16 ch dans les premières minutes, puis, à mesure qu'il chauffe, sa puissance tombe à 13 ch. Le rapport poids/puissance du Flyer reste donc précaire.

Minutieuse préparation
Pour décoller, l'engin doit atteindre 40 km/h au moins. Comme il est impossible de le faire rouler dans le sable, les frères Wright ont fait construire un rail de bois d'un peu plus de 20 mètres. Compte tenu du poids du Flyer et de la puissance du moteur, ils ont aussi calculé la force minimale du vent nécessaire: 35 km/h.
Ce matin-là, c'est le fils du postier de Kitty Hawk qui leur a assemblé le rail de bois, face au vent et bien dans l'axe. Puis il est reparti vers le village pour inviter quelques habitants à venir assister à l'événement. Avec ce vent nord/nord-est de 40 km/h, Orville est certain de pouvoir décoller. Mais la difficulté sera de maintenir le Flyer sur son rail, puis de le stabiliser une fois qu'il aura quitté le sol!
Il y a trois jours, Wilbur a réussi un décollage parfait; il se trouvait à 5 mètres du sol lorsqu'il a voulu faire un virage vers la gauche. Le biplan s'est incliné de plus en plus, puis il a décroché et il est tombé après un vol d'une trentaine de mètres. Le sable a bien amorti sa chute et il n'y a pas eu de dégâts. Des incidents comme celui-ci les deux frères en ont vécu des dizaines. A chaque fois ils les ont analysés, ils ont passé en revue les mouvements exécutés, l'attitude et les réactions de la machine. Tout a été noté très soigneusement.

Des risques calculés
Orville et Wilbur Wright ont rapidement pris conscience de l'importance et du côté historique de leurs expériences. Ils ont avancé pas à pas, en cherchant toujours à comprendre les phénomènes aérodynamiques avant de les expérimenter. A Dayton, ils ont même installé une petite soufflerie, le premier tunnel d'essais aérodynamiques, dans lequel ils ont testé plusieurs maquettes. Ils n'ont pris aucun risque pour leur vie.
Ils placent le Flyer au début du rail et ils l'arriment soigneusement à l'aide d'un filin. Orville s'allonge à plat ventre entre les deux ailes et il saisit les leviers. Le moteur est lancé: il tourne parfaitement. Orville met plein gaz, il libère le filin; le Flyer glisse sur le rail et prend peu à peu de la vitesse.
Cinq personnes du village sont les témoins de ce vol historique et heureusement, parmi elles, il y a un photographe.
Le pilote sollicite légèrement les commandes et l'engin quitte le sol. Il vole! A moins de 3 mètres du sol, mais il vole. Exactement comme les deux frères l'ont prévu!
Mais, déséquilibré par une rafale de vent plus forte que les autres, le Flyer retombe après seulement 12 secondes et percute une dune quelques mètres plus loin. Orville n'a pas pu le rattraper et une commande du gouvernail a cassé.
Le système de contrôle de l'engin est astucieux; un jeu de câbles permet de relever le bout d'une aile, tout en abaissant l'autre. Une autre commande, justement celle qui a cassé durant ce premier vol du 17 décembre, agit sur le gouvernail, placé derrière les ailes, au bout de plusieurs perches. Leur système permet de contrôler la stabilité de l'avion en vol, de le faire monter et de le faire descendre et surtout d'effectuer des virages.

Inventeurs du pilotage
C'est bien là que réside le grand pas, la grande contribution des frères Wright à la conquête du ciel. Ils ont non seulement réussi à faire décoller et voler un engin plus lourd que l'air, mais ils ont aussi inventé le pilotage. Le câble de la commande du gouvernail est vite remplacé et le Flyer est à nouveau sur son rail. Deuxième vol de cette matinée historique; c'est le tour de Wilbur. Un peu plus de 50 mètres. Troisième vol avec Orville: 60 mètres, un vol bien contrôlé.
Le quatrième vol sera celui qui entrera dans l'histoire de l'aviation: Wilbur reste en l'air durant cinquante-neuf secondes et il parcourt 260 mètres. Un vol stable et parfaitement maîtrisé. Il n'y aura pas d'autre essai ce matin-là et ils ont à peine le temps de réaliser leur victoire. Une rafale de vent renverse le Flyer et il est sérieusement endommagé.
Avec l'aide des gens du village Orville et Wilbur Wright remisent leur engin dans un des baraquements et regagnent Kitty Hawk. Ils envoient un bref télégramme à leur père: «Succès. Stop. Quatre vols le 17. Stop. Le temps des machines volantes est enfin arrivé. Stop. De retour pour Noël. Stop.»

François Benedetti
16 décembre 2003

Une I Editorial I Gruyere I Veveyse/Glâne I Fribourg

Droits de reproduction et de diffusion réservés © La Gruyère 2003 – Usage strictement personnel