FRIBOURG Un livre, une conférence

Le Sauvage, miroir de la ville

Ce soir, devant la Société d’histoire du canton de Fribourg, Jean Steinauer évoquera les tribulations du Sauvage, bistrot mythique de la vieille ville de Fribourg. L’auberge, qui a accompagné l’évolution de la Basse, a fait l’objet d’une riche publication récemment parue aux Editions La Sarine.


Le bistrot du Sauvage se révèle un chemin efficace pour mieux pénétrer dans l’épaisseur de Fribourg (photo B. Maillard)

Un bon livre tient souvent à une bonne idée. L’intérêt du Sauvage, ce beau volume de 185 pages édité par les Editions La Sarine, réside dans l’intuition qui porte l’ensemble du projet: un bistrot comme miroir d’une société, un café comme révélateur d’une évolution sociale, une auberge comme carrefour des idées et des mœurs. Les auteurs n’en sont pas à leur coup d’essai: l’ethnologue Claude Macherel et l’historien journaliste Jean Steinauer ont déjà, avec L’Etat de ciel (Editions Méandre, 1989), dressé le portrait de la société fribourgeoise en l’observant à travers la lucarne de la Fête-Dieu.
Pour Le Sauvage, histoire et légende d’une auberge à Fribourg, Steinauer et Macherel se sont joint les compétences de l’historien Hubertus von Gemmingen et du photographe Bruno Maillard. Avec une identique ambition: approcher l’histoire de la ville à travers une lunette originale. Et le bistrot du Sauvage se révèle un chemin efficace pour mieux pénétrer dans l’épaisseur de la ville. En s’asseyant à la table de ce café emblématique, le lecteur voit défiler tout le Vieux-Fribourg, entre histoire et légende. C’est un monde qui est ainsi ressuscité, des figures qui sortent de l’oubli, une identité qui est décortiquée.

Une figure mythologique
Le récit prend d’abord appui sur du concret: le bâtiment du Sauvage dont les récentes recherches archéologiques ont permis de dater la naissance au XIIIe siècle déjà. Cette maison du Sauvage, plantée au bord de la Sarine, est de toutes les aventures de la Fribourg médiévale. Avec talent, les auteurs font vivre le quartier de la Neuveville, et notamment cette place du Petit-Saint-Jean, avec ses tanneurs et ses drapiers, ses curés et ses seigneurs. On voit la ville sortir de ses murs, enfler dans de nouveaux espaces (Nova Villa, la Neuveville dès 1406); on assiste à la naissance de la paroisse de la Planche, qui se détache douloureusement de Tavel; on croise Fries, le fils du boulanger qui marquera la peinture européenne.
Avec le regard interrogateur de l’ethnologue, Claude Macherel visite l’imaginaire local pour y détecter les traces, étranges souvent, du Sauvage, cette figure mythologique plantée au sommet de la fontaine qui porte son nom, dressée en 1626 sur la place voisine. Elle est partout cette silhouette énigmatique qui se cache déjà dans la légende de la fondation de la ville par le duc Berthold, qui trône, au temps des patriciens, sur l’enseigne de la maison des chamoiseurs, ces tanneurs de cuir fin. Macherel le débusque dans les récits et les armoiries, sur les frontons de porte ou d’armoire, afin d’explorer «un paysage social et mental aujourd’hui largement enfoui».

Révolution sociale
Mais l’intérêt majeur de cet ouvrage tient dans la radiographie d’une révolution sociologique. Car les métamorphoses du Sauvage ne sont que les échos du passage de ce village de la Planche progressivement mangé par la ville. Au milieu du XIXe siècle, la construction du grand pont suspendu et de la ligne de chemin de fer Lausanne-Berne met en quarantaine commerciale les quartiers de l’Auge et de la Neuveville, où vivait la moitié de la population de Fribourg. Débute un siècle sombre où l’exode rural apportera dans ses valises le paupérisme. Jean Steinauer peint avec finesse cette lente glissade vers la misère et la marginalisation. Une véritable «descente aux enfers». Car rapidement la Basse perd sa substance économique, qui file vers la Haute pour s’accrocher au progrès, tout en gagnant de la population. Le Sauvage joue son rôle dans ce marasme: autour de lui s’organise une nouvelle sociabilité, comme cette corporation du Sauvage qui rassemble les artisans du quartier. A défaut de pouvoir travailler, les hommes refont le monde au bistrot. Et l’Eglise aura tôt fait de considérer le Sauvage comme un lieu de perdition. Au point que le café passa un temps sous la bannière paroissiale.
Jean Steinauer décrit ce monde clos de la Planche, qui, durant la première moitié du XXe siècle, cultive sa mentalité insulaire. Ce village urbain possède ses noyaux (l’église, l’école, le bistrot) et ses guides (le curé, le régent et le cafetier). La religion, riche de tout un folklore, soude cette communauté géographiquement dispersée. Et des personnages comme le curé Pierre Noël agissent comme des aimants identitaires. Du Sauvage, cet ecclésiastique peu commun en fera une annexe de l’église paroissiale. Son ministère, note Steinauer, correspond à l’âge d’or du Sauvage villageois.
Car, progressivement, le café populaire «qui symbolise, défend et perpétue une certaine manière d’être ensemble et de rester entre soi» se métamorphose en un restaurant branché où toute la Haute ville se presse pour commander le dernier steak à la mode. Plus le Sauvage s’épanouit dans la restauration chic, plus il se dérobe aux besoins du quartier. Au point de s’en détacher complètement lorsque l’établissement fricote avec la spéculation immobilière qui pourrit le Fribourg des années 1980. Entré pauvre dans le XXe siècle, le Sauvage en est ressorti mué en hôtel de charme. Le bistrot ouvrier est devenu restaurant gastronomique, complètement restauré à la fin des années 1990. «L’aventure commencée dans les peaux de bête avec les tanneurs finit dans les sacs Vuitton avec les touristes», ironise Jean Steinauer.

Université de Fribourg, Miséricorde, salle 3113, conférence organisée par la Société d’histoire du canton de Fribourg: «Du bistrot crado au restau gastro: les tribulations du Sauvage sur la Planche au XXe siècle», par Jean Steinauer. Ce jeudi 30 janvier, à 20 h 30

 

Patrice Borcard
30 janvier 2003

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