Nombre de Bullois
ont pu célébrer lan dernier, parallèlement
au cinquantenaire de la mort de labbé Bovet, celui du premier
été vécu dans un chalet ressuscité après
lavalanche, et reconstruit plus beau quavant, comme dans
la chanson: celui de Terre-Rouge den-bas, dans la vallée
du Petit-Mont. Car nombre de Bullois furent impliqués dans sa
reconstruction, y vécurent leurs vacances denfants, et
demeurent attachés à lesprit quil symbolise.
Le vicaire
Cest une modeste épopée, avec dans le rôle
du héros un prêtre à la personnalité incandescente.
Labbé Henri Barby est nommé vicaire à Bulle,
son premier ministère, en 1949. Au physique, il impressionne:
svelte, musclé, avec un masque de César maigre. Séduisant,
mais pas séducteur, résume le notaire Jacques Baeriswyl.
Quand le vicaire entrait dans une classe décole pour le
catéchisme, «linstitutrice, dont le front perlait
sous un effet de moiteur, se refaisait discrètement une beauté
».
Ce qui laissait indifférent lintéressé. Il
se voit aujourdhui sans plus de complaisance qualors: «Je
ne suis pas encore tout à fait cuit, il restera quelque chose
pour lincinération.» Lenthousiasme, la vigueur
physique et la passion de la montagne sont demeurés intacts.
Henri Barby reprend donc les activités paroissiales de jeunesse
gérées par son prédécesseur: les scouts,
mais aussi la JOC (jeunesse ouvrière chrétienne). Il crée
un mouvement de Croisés «pour ceux qui ne venaient pas
aux scouts, qui étaient laissés à lécart».
Il jouit dune large initiative: «Le doyen Perrin me faisait
confiance et me soutenait, je nai jamais eu de difficulté
avec lui, mais cétait un homme assez réservé
et jaurais aimé parfois pouvoir échanger davantage.»
Soit une liberté daction impensable aujourdhui chez
un petit vicaire tout neuf, mais y a-t-il encore des vicaires dans les
paroisses? Il en use pleinement pour lancer laventure de Terre-Rouge.
Le chalet
Quand il découvre le chalet, un jour du printemps 1949, cest
une épave abandonnée. Terre-Rouge den-bas, appellation
contrôlée, appartenait au domaine des Etablissements de
Marsens. Après quune avalanche eut emporté le chalet
cinq ans plus tôt, lEtat avait renoncé à le
reconstruire, préférant en bâtir un neuf: Terre-Rouge
den-haut. Le vicaire obtient de ladministrateur de Marsens
Philipona quil lui cède la ruine pour ses jeunes, moyennant
quils évacuent les débris et remettent le pâturage
en état. Cela se fait à la bonne franquette. Ne reste
plus quà réhabiliter le chalet.
Labbé Barby sy colle avec la JOC, et cest parti
pour des années de travail bénévole, mais pas amateur.
Une brochure éditée par lassociation des Amis de
Terre-Rouge en 1999 détaille les étapes de cette entreprise
sans fin. Peu dargent, beaucoup dhuile de coude et dingéniosité.
Terrassements, maçonnerie, charpente, couverture et tavillonnage
ont été réalisés avec des matériaux
de récupération souvent, mais toujours dans les règles
de lart, au prix dun engagement sans faiblesse des jocistes:
«Les samedis et dimanches étaient journées de dur
labeur et 15 heures de travail quotidien ne leur faisaient pas peur.
Nombreux furent ceux qui consacrèrent 30 à 40 week-ends
par année à la réfection du chalet et au nettoyage
du pâturage.»
Or lEtat, qui sétait désintéressé
de Terre-Rouge à létat de ruine, revendiqua la propriété
du chalet rebâti. Et les autres propriétaires du Petit-Mont
les Cottier (Bellegarde), les de Gendre (Marly), les Barras (Fribourg)
nétaient pas tous enchantés de voir le vicaire
bullois implanter dans le vallon des activités de vacances pour
les jeunes. Lassociation des Amis de Terre-Rouge négocia
politiquement et argumenta juridiquement pour aboutir, en 1969, à
une solution claire, le rachat du chalet pour 20000 francs, y compris
un terrain de 2000 m2. Désormais, Barby et ses protégés
seraient dans leurs murs, et dans sa tombe le généreux
mais imprudent administrateur Philipona pouvait dormir tranquille.
Jacques Baeriswyl aime à souligner le côté miraculeux
de la reconstruction: «Combien dépaves de chalets
nont-elles pas eu leur vicaire et leurs jocistes? Est-on conscient
du petit miracle qui sest produit ici? Savons-nous assez quelle
foi et quelle volonté il a fallu pour que Terre-Rouge soit?»
Il est vrai que, dans la controverse actuelle sur labandon des
chalets et leur problématique réaffectation touristique
ou résidentielle, on nadmire pas sans quelque nostalgie
le sauvetage de Terre-Rouge. Tous les ingrédients dune
réussite durable sont là: santé économique
(lassociation na jamais eu un franc de dette), utilité
sociale, respect de lenvironnement
La chance
Marcel Levrat, autre pilier de lassociation, met volontiers laccent
sur le caractère quasi providentiel des concours obtenus: «On
a toujours eu la chance davoir avec nous, au moment opportun,
les gens dotés des
compétences nécessaires. Manuels ou intellectuels, gestionnaires
ou juristes, quand on en avait besoin, ils étaient là.»
Ainsi, pour arracher à lEtat la «donation»
du chalet (les guillemets
ironiques sont de rigueur), un avis de droit fut déterminant;
il avait été donné par le juge fédéral
Jean Castella. «Cétait un sympathisant, explique
Marcel Levrat, il a travaillé gratuitement. Je crois quil
sétait piqué au jeu, et que la difficulté
du problème lavait séduit.»
Mais le vrai miracle de Terre-Rouge, si le terme est bien adéquat,
pourrait tenir surtout à la solidité des liens tissés
autour du vicaire et de son chalet. Avant que dy venir, il faut
rappeler que laventure aurait pu tourner court et narrer le drame
qui endeuilla le premier camp de vacances organisé par Henri
Barby dans le Petit-Mont.
Le drame
Il sappelait Renzo Gigli. Cétait un petit garçon
de nationalité italienne, peut-être orphelin, qui vivait
à Bulle dans la famille de lentrepreneur Tomasini. A quelques
jours de la fin du premier camp, lété de 1951, il
sest tué au cours dune promenade, en dévalant
dans un précipice près du Cheval-Blanc, juste en face
de Terre-Rouge. Quand labbé Barby, qui était en
tête du groupe, arriva auprès de lui, Renzo était
mort. Le vicaire marcha jusquà la cabane du moutonnier,
non loin de là, y prit une hotte dans laquelle il plia le corps
du gosse, quil ramena sur son dos jusquà La Villette.
Et la vie continua. Jacques Baeriswyl: «Personne na fait
dhistoire, la famille na pas demandé quon ouvre
une quelconque procédure. Aujourdhui, ce serait inimaginable.
Et dabord, naturellement, il ne serait pas question de lever le
corps comme ça.» Le vicaire garda la totale confiance de
la paroisse et de son curé, malgré le drame. Cinquante
ans plus tard, il leur en reste reconnaissant: «Je dois un très
grand merci à la population bulloise, qui ne ma pas accablé.
Quant à Renzo, si jai besoin de son pardon, il y a bien
longtemps que je le lui ai demandé.»
Deuxième
volet dans notre prochaine édition: Terre-Rouge, «La dignité
humaine»