MAGAZINE Glaciers et paysages

«Une fausse idée des Alpes»

Professeur de géologie et spécialiste des environnements glaciaires à l’Uni de Berne, Christian Schlüchter avance que les Alpes ont plus souvent été libres de glaces que le contraire durant les dix derniers millénaires. Pour lui, il n’existe pas de preuves scientifiques de l’influence humaine sur le retrait des glaciers. Ce qui ne l’empêche pas d’exiger une prise de conscience en faveur de la protection de l’environnement. Rencontre avec un professeur «schizophrène», comme il le dit lui-même.


Au temps des Romains, il y a deux millénaires, la base du glacier de Stei (col du Susten) se situait environ 900 mètres plus haut, comme en témoignent les écrits de l’époque

 

Des glaciers et des sommets enneigés, image d’Epinal naïve des Alpes? C’est en tout cas les conclusions auxquelles parvient Christian Schlüchter, professeur de géologie du quaternaire et de géologie environnementale à l’Université de Berne. Ses observations et ses recherches lui permettent d’affirmer que cette vision des Alpes «ne correspond pas à leur aspect durant plus de la moitié de l’ère postgalciaire», soit durant les derniers 10000 ans.
Ses publications sur le sujet ont eu l’effet d’un petit séisme dans le monde scientifique. D’autant que le débat actuel tend à pointer du doigt l’homme comme unique responsable de la fonte accélérée des étendues glaciaires.
A la base des affirmations de Christian Schlüchter, les découvertes de débris de bois et de tourbes que lui et ses étudiants ont faites dans les zones périglaciaires – récemment dégagées de sa couverture de glace – de plusieurs glaciers suisses. «Des plantes ont autrefois dû prospérer à l’emplacement de nos glaciers alpins, ce qui n’est possible que s’ils se sont une ou plusieurs fois retirés en amont de ces sites», écrivait le professeur bernois dans un article paru dans la revue du Club alpin suisse Les Alpes.

Douze récessions
Des datations au carbone 14 des bois découverts ont permis d’établir douze phases de récession durant l’holocène, période géologique qui s’étend de la fin de la dernière glaciation à nos jours. «On constate que la couverture et les mouvements glaciaires sont soumis à des processus nettement plus dynamiques qu’on ne le supposait jusqu’à présent», résume le spécialiste.
L’analyse du carbone 14 contenu dans ces matières permet de tirer une autre donnée intéressante: le bois en question montre des proportions réduites en 14C. Or, la production de cet isotope a un lien direct avec l’activité solaire. Si cette dernière est élevée, elle renforce le champ magnétique terrestre, ce qui diminue la production de carbone 14. L’équipe de Christian Schlüchter en conclut donc que les «phases de bois et de tourbe» des glaciers alpins concordent avec des moments d’activité solaire accrue.

Crues et retraits
Les connaissances actuelles permettent aux spécialistes d’avancer qu’entre 7300 et 6800 avant aujourd’hui, les glaciers alpins avaient probablement complètement disparus. Ou n’étaient que des vestiges. Alors que la crue maximale de ces dix derniers millénaires se situe du XVIIe au XIXe siècle, aussi appelé petit âge glaciaire.
Mais bien loin de tirer des conclusions hâtives, les chercheurs suggèrent d'approfondir l’étude des formes d’évolution du climat responsables des crues et des retraits périodiques des glaciers. Si le scientifique ne peut pas affirmer que l’être humain est responsable des modifications climatiques, le citoyen Christian Schlüchter n’en demande pas moins une prise de conscience et une réaction face à la dérive actuelle.

«On ne se pose pas les bonnes questions»

– Vous étudiez les glaciers et les environnements glaciaires depuis trente ans. Quelles évolutions avez-vous pu observer?
Christian Schlüchter. Entre 1979 et 1990-1991, la plupart des glaciers avançaient. Ça a été comme un coup d’Etat en 1979 de remarquer ce mouvement. Maintenant, les glaciers ont quasiment retrouvé leur état de 1979. Les seuls qui n’ont pas montré cet avancement, ce sont les grands glaciers, qui en revanche ont affiché des balances positives en grossissant en amont.

– En revanche, actuellement, on observe un net recul. L’influence de l’homme est-elle à mettre en cause?
Pour vraiment pouvoir dire d’un point de vue scientifique que l’homme et ses émissions produisent cet effet, il serait essentiel de mon point de vue de répondre à une question: pourquoi les glaciers ont-ils reculé rapidement après le petit âge glaciaire, après 1850? Alors qu’on sait que la fin de cette période a précédé l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère.

– Et il n’existe aucune explication?
Pire, on ne s’y intéresse même pas. C’est une erreur dans la démarche scientifique. C’est dommage, car notre crédibilité est en jeu.

– Pourquoi ne pas lancer vous-même des recherches sur la question?
Je suis géologue et je ne considère pas que ce soit le business d’un géologue de répondre à cette question. Et surtout, dans le domaine que je connais, je ne vois pas comment je pourrais y répondre. Les climatologues et autres spécialistes qui se penchent sur le réchauffement se concentrent sur les vingt ou trente dernières années. Il faudrait prendre en considération des données beaucoup plus anciennes. Et pour les obtenir, il n’y a que la dendrochronologie – méthode de datation fondée sur l’analyse des anneaux de croissance des arbres. Alors je ramasse tous les bois que je trouve à l’avant des glaciers.

– Quelle est la question qui motive alors vos recherches?
Il n’est pas plus facile d’y répondre qu’à la précédente. Le moteur de nos recherches, c’est d’essayer d’expliquer pourquoi il y a eu des âges glacaires. Et là on se trouve dans le domaine de la géologie qui observe les choses à une beaucoup plus grande échelle. Mais, pour comprendre comment fonctionnaient les paléoglaciers, il est important de comprendre les glaciers actuels, c’est pourquoi nous nous y intéressons de si près.

– Et d’après vous, les glaciers alpins vont-ils bientôt disparaître?
Je ne sais pas. Vraiment. Depuis le début du recul en 1850, nous avons déjà assisté à trois périodes d’avancée. Le système ne réagit pas de manière linéaire. Ma réponse ne peut pas l’être.

– Quelles sont les conséquences d’un hiver comme celui-ci, qui manque cruellement de neige?
Il est trop tôt pour parler du déficit de neige. Les glaciers peuvent encore recevoir d’importantes quantités de neige durant mars et avril. Mais, le cas échéant, cela signifie que les surfaces des glaciers perdent leur couverture de neige très tôt en été. Et, ensuite, c’est leur réserve qui fond. Contrairement à ce que pense beaucoup de monde, l’hiver dernier n’a pas été très favorable. Même s’il a duré six mois en plaine, il est tombé très peu de neige en altitude. C’était un hiver de bise, un courant qui apporte peu de précipitations.
Ce genre d’hiver existait également par le passé comme l’indiquent les analyses des tourbes découvertes. Ceux-ci montrent l’existence de certains insectes qui prouvent que les étés étaient aussi chauds que maintenant. Grâce à d’autres indices, nous savons que les hivers tendaient à être beaucoup plus froids et plus secs aussi.

– L’influence de l’homme sur le climat peut-elle être écartée pour autant?
Pour y répondre, il faudrait savoir pourquoi les glaciers ont reculé à partir de 1850. Sans cela, nous nous trouvons dans la même situation que lorsque le monde scientifique affirmait la mort des forêts dans les années 1980. On était parti avec une idée en tête, sans tenir compte de toutes les données. Pour cela, il faudrait savoir comment les températures ont évolué après les derniers épisodes glaciaires. Mais ces données-là sont difficiles à connaître, seules des carottes glaciaires prélevées en Antarctique peuvent en témoigner. Et ce qu’on connaît pour l’heure ne permet pas d’établir une explication. On sait en revanche que les épisodes de refroidissement sont très lents, alors que les réchauffements sont toujours rapides.

– Pas la peine de s’inquiéter des constats actuels?
Je vais vous paraître schizophrène: comme chercheur, je ne vois pas d’évidence que le recul des glaciers soit lié à l’activité humaine. Mais comme citoyen, je suis persuadé qu’il faut réduire les émissions de gaz à effet de serre. Notre environnement – et là, je ne parle pas seulement du climat et de la température – est tellement fragile que nous devons agir si nous ne voulons pas le détruire.

– Et vous seriez prêt à vous engager dans ce combat?
Jusqu’à présent, je suis resté très distant par rapport à la politique. Je tenais à mon indépendance, parce que je travaille souvent dans le cadre d’expertise géologique. Mais les discussions actuelles, qui parlent d’implanter de nouvelles usines à gaz, à charbon ou nucléaires, je ne les comprends pas.
Aucun parti politique n’évoque les questions clé: comment utilise-t-on l’énergie? Comment en utiliser moins? Si le débat se poursuit dans ce sens, je vais certainement m’engager, parce que je trouve la situation inacceptable. Et que je considère que critiquer ce qui se fait sans participer n’est pas une solution.

Sophie Roulin
10 mars 2007

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