GRUYÈRE Mésaventure d’un Gruérien en Turquie

Jeté en prison pour un «caillou»

Du 3 au 5 février, le Bullois Henri Castella a vécu l’enfer en Turquie pour avoir emporté dans sa valise ce qu’il considérait comme «un simple granit». La justice turque a jugé que la pierre avait une valeur archéologique et l’a condamné à dix ans de prison. Après avoir payé une caution, le père de famille a retrouvé la liberté. Henri Castella témoigne de sa déconvenue pour éviter pareille mésaventure à d’autres.


Henri Castella: «La Turquie a une législation pour protéger son patrimoine culturel, je trouve ça normal. Mais l’application de cette loi est scandaleuse»

 

Ces deux nuits et trois jours sont gravés à jamais dans l’esprit d’Henri Castella. Le directeur de Glasson Matériaux SA, à Bulle, a vécu ce qu’il n’aurait jamais cru possible en Turquie, où il était parti en vacances du 26 janvier au 2 février avec son épouse. Le couple logeait dans un hôtel à Belek, à 40 km d’Antalya, la principale ville de la côte méditerranéenne de Turquie. «Près de notre hôtel en bord de mer, nous sommes allés nous promener tous les jours dans une magnifique forêt de pins. Et, comme à tous mes voyages j’ai
la fâcheuse habitude de rapporter une pierre, j’ai fait de même. Je suis comme ça, j’ai une pierre de ma visite dans la Vallée des Rois, en Egypte, mais ce n’est pas une pièce archéologique! Je fais la même chose quand je vais au Moléson.» Lors de son quatrième voyage en Turquie, le Bullois de 57 ans ramasse ainsi «une pierre brute, un peu polie», de la grandeur d’un pavé qui pèse plus de 500 grammes.

Tout bascule
Lorsque le mercredi 2 février le couple se retrouve à l’aéroport, vers 14 h, au contrôle des valises, l’agent de sécurité questionne le chef d’entreprise: «Stone?» Le Gruérien répond par l’affirmative: «Je n’avais pas de raison de mentir. Cette pierre, je l’ai trouvée non loin de la lisière de la forêt, à côté de travaux de terrassement. Pour moi, elle n’avait aucune valeur.»
Dès cet instant, le monde bascule pour ce père de famille. Il se retrouve d’abord devant une dizaine d’agents, puis «embarqué par la police au Musée archéologique d’Antalya, où ses experts confirment que l’origine du granit est bien antique. En Turquie, ça signifie que l’objet a plus de cent ans.» Il est donc considéré comme un patrimoine digne de protection par la législation turque (lire ci-contre).
De retour à l’aéroport à 15 h 45, il apprend de la bouche de son épouse qu’il est arrêté: «Ma femme m’a dit que je ne pouvais pas prendre l’avion qui décollait à 16 h. Elle m’a remis ma trousse de toilette et un pull. Pour moi, la rupture a été courte et rapide.» A ce moment, le Gruérien joint le consul suisse à Ankara qui lui «donne le nom d’un avocat, spécialiste de ce genre d’affaires, à Antalya. La caution ne devrait pas dépasser les 25000 euros, m’a-t-il précisé.»

Simulacre de procès
Cet avocat, en qui le quinquagénaire met tous ses espoirs pour le tirer d’affaire, va par la suite le mettre sous pression pour empocher ses honoraires. «A la centrale de police, j’ai été fouillé complètement, avant d’être enfermé dans une cellule sale, au mur jaune, avec un drap au lit qui avait dû servir plusieurs semaines. J’ai commencé à gamberger, car mon avocat ne venait pas.» Il passe une nuit, n’arrivant pas à trouver le sommeil à cause du froid, mais aussi parce qu’il se remémore les dernières heures qu’il vient de passer et le SMS envoyé à son avocat disant: «Je ne parle que le français. C’est pour cela qu’il ne s’est peut-être pas déplacé.»
Ce n’est seulement le lendemain, jeudi matin, que Henri Castella rencontre son avocat, avec un interprète. «Dès le départ, l’avocat parle de ses honoraires qui se montent à 7500 euros. Après l’interrogatoire, j’ai pu manger un repas avec les policiers. Puis, à 13 h, j’ai repassé un nouveau contrôle médical
et les policiers ont pris mes empreintes digitales et m’ont filmé pendant dix minutes. A 14 h 30, il y a eu un premier jugement où on m’annonce que je suis condamné à dix ans de prison. A 15 h 30, un grand juge confirme la peine et fixe la caution. Lors de ce deuxième procès, j’ai fait une déclaration, en disant en substance que j’apprécie la Turquie. Si j’ai emporté ce caillou et j’ai fait du mal au peuple turc, je m’en excuse et je le regrette. Mais ça n’a rien changé à ce que j’estime être un simulacre de procès.»
A la fin du procès, «on m’a dit que j’étais libre si je payais une caution. C’est ainsi en Turquie: si vous payez une caution, vous pouvez sortir de prison tout de suite. Mais la caution doit toujours se payer cash.»

L’avocat veut être payé
La police emmène le Gruérien cette fois au pénitencier proche d’Antalya, car l’argent de la caution – qui se monte à plusieurs milliers de francs suisses – n’est pas encore arrivé. Pour faire venir de l’argent de la Suisse via une banque, il n’est pas possible d’importer plus de 5400 euros par jour en raison de la loi sur le blanchiment de l’argent sale.
Le malheur du Gruérien, c’est d’avoir un avocat dont le premier souci est de toucher ses honoraires se montant à 7500 euros, pas de voir son client être remis en liberté… Henri Castella se retrouve ainsi ce jeudi après-midi dans la cellule D17, réservée aux étrangers: «Ailleurs, les prisonniers sont 50 dans une cellule qui fait 35 m2. A la D17, nous étions quatre. Il y avait là notamment Nino, un Bosniaque de 31 ans, qui parle sept langues. Il était guide pour touristes lorsqu’un soir il a été mêlé à une bagarre dans une discothèque, sans blesser quiconque. Mais il a tout de même été condamné à 12 ans et demi de prison. Comme sa famille n’a pas pu payer la caution, il croupit en prison depuis deux ans…»
«Tout ça m’a fait encore plus gamberger sur ma situation. J’ai pensé à ma famille, je me disais que je n’avais rien fait de grave et que j’étais là. Une pierre, une vie foutue en l’air! Mais mes compagnons de cellule, et spécialement Nino, m’ont rassuré. Il m’a dit, en Suisse, tu es directeur. On ne va pas te garder là. Tu as de l’argent pour payer.»

«Humiliation suprême»
Le Gruérien dit ne pas avoir été victime de violence dans les commissariats et les geôles turcs, mais il est profondément choqué par ce qui lui est arrivé: «A 57 ans, je n’avais jamais été arrêté et jeté dans une prison. C’est un choc de se retrouver là-derrière. Livré au bon vouloir des gardiens. Et ces longs couloirs lugubres, avec tous ces barreaux!» Mais le chef d’entreprise bullois ne veut pas en dire plus…
Quand le vendredi 4 février il a pu quitter la prison, il n’avait pas encore tout vu: «J’ai vécu l’humiliation suprême peu de temps avant de prendre l’avion à 19 h, sur une compagnie allemande. Cinq minutes avant le décollage, deux policiers m’ont emmené dans l’appareil, désigné à l’équipage et ils ont remis mon passeport au commandant de bord. Je me suis dit que j’étais libre, mais c’était l’horreur de se retrouver dans pareille situation.»

 

Un système bien en place

Lors de son incarcération au pénitencier proche d’Antalya, Henri Castella a rencontré un prisonnier russe qui lui a expliqué que son cas n’est pas isolé: «Ce Russe est en prison depuis sept ans. Il estime que, durant cette période, de 200 à 250 personnes ont été victimes du même traquenard que moi. Tout ça est érigé en système. Des Allemands, des Français, des Italiens ont été victimes. Il y a un business, où on repère des gens susceptibles de cracher de l’argent.» Son avocat, qui est toujours le même pour suivre ce genre d’affaires, pourrait bien faire partie du système mis en place.
«Comprenez-moi bien: je n’en veux pas au peuple turc. La Turquie a une législation pour protéger son patrimoine culturel, je trouve ça normal. C’est bien! Mais l’application de cette loi, c’est un scandale! Ça ne va pas du tout, ce d’autant plus que la Turquie veut entrer dans l’Europe», souligne le Gruérien, très remonté par son incarcération dans les geôles turques.
D’après certains témoignages, les cautions fixées par la justice peuvent aller jusqu’à des dizaines de milliers de francs. «Tout dépend de la formation du prévenu. S’il a des connaissances archéologiques ou pas. Un architecte français aurait ainsi déboursé quelque 80000 euros pour être libéré.»
Autre élément qui apporte de l’eau à son moulin: «Après ma libération, on m’a prié de payer le chauffeur de la voiture de police qui m’a emmené du quartier général à l’aéroport d’Antalya. Ce n’était pourtant pas un taxi…»

La diplomatie suisse active

La diplomatie suisse n’est pas restée les bras ballants lors de l’incarcération du Gruérien en Turquie. Pour le consul honoraire suisse d’Antalya, l’affaire du chef d’entreprise n’est pas terminée.
L’arrestation, le jugement et l’incarcération du Gruérien, qui a eu lieu du 3 au 5 février, ne sont pas rares. Depuis trois à quatre ans, c’est la même histoire qui réapparaît, mais à un rythme plus soutenu ces derniers temps. Il s’agit d’un touriste pincé à l’aéroport, un fossile d’oursin ou un éclat de colonne de temple ionien dans les bagages.
L’article 23 de la législation nationale 2863, datant de 1987, s’inspire de la convention pour le patrimoine mondial, culturel et naturel de l’Unesco. Elle permet aux Etats signataires de prendre toutes les mesures juridiques pour protéger antiquités ou pièces géologiques de grande valeur. Mais le «hic», c’est que ces lois sévères frappent large: un touriste peut acheter des fossiles ou des vieilles pierres dans de nombreuses échoppes souvenir pour quelques euros et être arrêté à la douane! Ce n’est pas la vente qui est interdite, c’est l’exportation.
Pour les touristes mal informés, c’est souvent l’impression de tomber dans un piège organisé. Les avocats pratiquent des prix démesurés, les cautions sont exorbitantes et les peines ahurissantes. Pendant que l’expert archéologue examine l’objet ou en attendant l’audience du tribunal, le touriste est contraint d’attendre en prison.
Les guides touristiques le disent largement. «Il est formellement interdit de sortir du territoire turc des objets de plus de 100 ans. Les autorités sont particulièrement vigilantes en ce qui concerne les objets archéologiques», écrit Le Guide du routard. «Les minéraux rares ne peuvent être sortis de la Turquie qu’avec l’autorisation de la direction du Musée de l’Histoire naturelle de l’Institut des recherches minières», annoncent les sites internet consacrés à la Turquie. En 2004, quelque 17,5 millions de touristes ont visité ce pays.
La Turquie peut s’enorgueillir d’une liste impressionnante de civilisations qui ont foulé son sol: Hittites, Lydiens, Phrygiens, Romains, Byzantins, Seldjoukides, Ottomans… Bref, l’inventaire semble sans fin. En Turquie, l’histoire est présente à chaque coin de rue: il suffit de creuser un peu. Les Turcs ont conscience depuis longtemps que de nombreuses perles archéologiques ont quitté leur sol d’origine pour des musées étrangers.
Certains dénoncent un véritable pillage. Le trésor de Priam, découvert lors des fouilles de la célèbre ville de Troie se trouve aujourd’hui à Moscou. Le Musée de Pergame à Berlin contient, lui, des façades entières de temples provenant de Pergame justement, mais également d’autres sites archéologiques situés en Turquie. Le problème n’est pas nouveau, les musées de Paris, New York ou Londres regorgent de trésors antiques, qu’ils soient grecs, égyptiens, ou mayas…

Mehmet Hikmel, à Istanbul

 

 

Christophe Schaller
17 février 2005

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