Ces deux nuits et
trois jours sont gravés à jamais dans lesprit dHenri
Castella. Le directeur de Glasson Matériaux SA, à Bulle,
a vécu ce quil naurait jamais cru possible en Turquie,
où il était parti en vacances du 26 janvier au 2 février
avec son épouse. Le couple logeait dans un hôtel à
Belek, à 40 km dAntalya, la principale ville de la côte
méditerranéenne de Turquie. «Près de notre
hôtel en bord de mer, nous sommes allés nous promener tous
les jours dans une magnifique forêt de pins. Et, comme à
tous mes voyages jai
la fâcheuse habitude de rapporter une pierre, jai fait de
même. Je suis comme ça, jai une pierre de ma visite
dans la Vallée des Rois, en Egypte, mais ce nest pas une
pièce archéologique! Je fais la même chose quand
je vais au Moléson.» Lors de son quatrième voyage
en Turquie, le Bullois de 57 ans ramasse ainsi «une pierre brute,
un peu polie», de la grandeur dun pavé qui pèse
plus de 500 grammes.
Tout bascule
Lorsque le mercredi 2 février le couple se retrouve à
laéroport, vers 14 h, au contrôle des valises, lagent
de sécurité questionne le chef dentreprise: «Stone?»
Le Gruérien répond par laffirmative: «Je navais
pas de raison de mentir. Cette pierre, je lai trouvée non
loin de la lisière de la forêt, à côté
de travaux de terrassement. Pour moi, elle navait aucune valeur.»
Dès cet instant, le monde bascule pour ce père de famille.
Il se retrouve dabord devant une dizaine dagents, puis «embarqué
par la police au Musée archéologique dAntalya, où
ses experts confirment que lorigine du granit est bien antique.
En Turquie, ça signifie que lobjet a plus de cent ans.»
Il est donc considéré comme un patrimoine digne de protection
par la législation turque (lire ci-contre).
De retour à laéroport à 15 h 45, il apprend
de la bouche de son épouse quil est arrêté:
«Ma femme ma dit que je ne pouvais pas prendre lavion
qui décollait à 16 h. Elle ma remis ma trousse de
toilette et un pull. Pour moi, la rupture a été courte
et rapide.» A ce moment, le Gruérien joint le consul suisse
à Ankara qui lui «donne le nom dun avocat, spécialiste
de ce genre daffaires, à Antalya. La caution ne devrait
pas dépasser les 25000 euros, ma-t-il précisé.»
Simulacre de
procès
Cet avocat, en qui le quinquagénaire met tous ses espoirs pour
le tirer daffaire, va par la suite le mettre sous pression pour
empocher ses honoraires. «A la centrale de police, jai été
fouillé complètement, avant dêtre enfermé
dans une cellule sale, au mur jaune, avec un drap au lit qui avait dû
servir plusieurs semaines. Jai commencé à gamberger,
car mon avocat ne venait pas.» Il passe une nuit, narrivant
pas à trouver le sommeil à cause du froid, mais aussi
parce quil se remémore les dernières heures quil
vient de passer et le SMS envoyé à son avocat disant:
«Je ne parle que le français. Cest pour cela quil
ne sest peut-être pas déplacé.»
Ce nest seulement le lendemain, jeudi matin, que Henri Castella
rencontre son avocat, avec un interprète. «Dès le
départ, lavocat parle de ses honoraires qui se montent
à 7500 euros. Après linterrogatoire, jai pu
manger un repas avec les policiers. Puis, à 13 h, jai repassé
un nouveau contrôle médical
et les policiers ont pris mes empreintes digitales et mont filmé
pendant dix minutes. A 14 h 30, il y a eu un premier jugement où
on mannonce que je suis condamné à dix ans de prison.
A 15 h 30, un grand juge confirme la peine et fixe la caution. Lors
de ce deuxième procès, jai fait une déclaration,
en disant en substance que japprécie la Turquie. Si jai
emporté ce caillou et jai fait du mal au peuple turc, je
men excuse et je le regrette. Mais ça na rien changé
à ce que jestime être un simulacre de procès.»
A la fin du procès, «on ma dit que jétais
libre si je payais une caution. Cest ainsi en Turquie: si vous
payez une caution, vous pouvez sortir de prison tout de suite. Mais
la caution doit toujours se payer cash.»
Lavocat
veut être payé
La police emmène le Gruérien cette fois au pénitencier
proche dAntalya, car largent de la caution qui se
monte à plusieurs milliers de francs suisses nest
pas encore arrivé. Pour faire venir de largent de la Suisse
via une banque, il nest pas possible dimporter plus de 5400
euros par jour en raison de la loi sur le blanchiment de largent
sale.
Le malheur du Gruérien, cest davoir un avocat dont
le premier souci est de toucher ses honoraires se montant à 7500
euros, pas de voir son client être remis en liberté
Henri Castella se retrouve ainsi ce jeudi après-midi dans la
cellule D17, réservée aux étrangers: «Ailleurs,
les prisonniers sont 50 dans une cellule qui fait 35 m2. A la D17, nous
étions quatre. Il y avait là notamment Nino, un Bosniaque
de 31 ans, qui parle sept langues. Il était guide pour touristes
lorsquun soir il a été mêlé à
une bagarre dans une discothèque, sans blesser quiconque. Mais
il a tout de même été condamné à 12
ans et demi de prison. Comme sa famille na pas pu payer la caution,
il croupit en prison depuis deux ans
»
«Tout ça ma fait encore plus gamberger sur ma situation.
Jai pensé à ma famille, je me disais que je navais
rien fait de grave et que jétais là. Une pierre,
une vie foutue en lair! Mais mes compagnons de cellule, et spécialement
Nino, mont rassuré. Il ma dit, en Suisse, tu es directeur.
On ne va pas te garder là. Tu as de largent pour payer.»
«Humiliation
suprême»
Le Gruérien dit ne pas avoir été victime de violence
dans les commissariats et les geôles turcs, mais il est profondément
choqué par ce qui lui est arrivé: «A 57 ans, je
navais jamais été arrêté et jeté
dans une prison. Cest un choc de se retrouver là-derrière.
Livré au bon vouloir des gardiens. Et ces longs couloirs lugubres,
avec tous ces barreaux!» Mais le chef dentreprise bullois
ne veut pas en dire plus
Quand le vendredi 4 février il a pu quitter la prison, il navait
pas encore tout vu: «Jai vécu lhumiliation
suprême peu de temps avant de prendre lavion à 19
h, sur une compagnie allemande. Cinq minutes avant le décollage,
deux policiers mont emmené dans lappareil, désigné
à léquipage et ils ont remis mon passeport au commandant
de bord. Je me suis dit que jétais libre, mais cétait
lhorreur de se retrouver dans pareille situation.»
Un
système bien en place
Lors de son incarcération
au pénitencier proche dAntalya, Henri Castella a rencontré
un prisonnier russe qui lui a expliqué que son cas nest
pas isolé: «Ce Russe est en prison depuis sept ans. Il
estime que, durant cette période, de 200 à 250 personnes
ont été victimes du même traquenard que moi. Tout
ça est érigé en système. Des Allemands,
des Français, des Italiens ont été victimes. Il
y a un business, où on repère des gens susceptibles de
cracher de largent.» Son avocat, qui est toujours le même
pour suivre ce genre daffaires, pourrait bien faire partie du
système mis en place.
«Comprenez-moi bien: je nen veux pas au peuple turc. La
Turquie a une législation pour protéger son patrimoine
culturel, je trouve ça normal. Cest bien! Mais lapplication
de cette loi, cest un scandale! Ça ne va pas du tout, ce
dautant plus que la Turquie veut entrer dans lEurope»,
souligne le Gruérien, très remonté par son incarcération
dans les geôles turques.
Daprès certains témoignages, les cautions fixées
par la justice peuvent aller jusquà des dizaines de milliers
de francs. «Tout dépend de la formation du prévenu.
Sil a des connaissances archéologiques ou pas. Un architecte
français aurait ainsi déboursé quelque 80000 euros
pour être libéré.»
Autre élément qui apporte de leau à son moulin:
«Après ma libération, on ma prié de
payer le chauffeur de la voiture de police qui ma emmené
du quartier général à laéroport dAntalya.
Ce nétait pourtant pas un taxi
»
La
diplomatie suisse active
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La
diplomatie suisse nest pas restée les bras ballants
lors de lincarcération du Gruérien en Turquie.
Pour le consul honoraire suisse dAntalya, laffaire
du chef dentreprise nest pas terminée.
Larrestation, le jugement et lincarcération
du Gruérien, qui a eu lieu du 3 au 5 février,
ne sont pas rares. Depuis trois à quatre ans, cest
la même histoire qui réapparaît, mais à
un rythme plus soutenu ces derniers temps. Il sagit dun
touriste pincé à laéroport, un fossile
doursin ou un éclat de colonne de temple ionien
dans les bagages.
Larticle 23 de la législation nationale 2863, datant
de 1987, sinspire de la convention pour le patrimoine
mondial, culturel et naturel de lUnesco. Elle permet aux
Etats signataires de prendre toutes les mesures juridiques pour
protéger antiquités ou pièces géologiques
de grande valeur. Mais le «hic», cest que
ces lois sévères frappent large: un touriste peut
acheter des fossiles ou des vieilles pierres dans de nombreuses
échoppes souvenir pour quelques euros et être arrêté
à la douane! Ce nest pas la vente qui est interdite,
cest lexportation.
Pour les touristes mal informés, cest souvent limpression
de tomber dans un piège organisé. Les avocats
pratiquent des prix démesurés, les cautions sont
exorbitantes et les peines ahurissantes. Pendant que lexpert
archéologue examine lobjet ou en attendant laudience
du tribunal, le touriste est contraint dattendre en prison.
Les guides touristiques le disent largement. «Il est formellement
interdit de sortir du territoire turc des objets de plus de
100 ans. Les autorités sont particulièrement vigilantes
en ce qui concerne les objets archéologiques»,
écrit Le Guide du routard. «Les minéraux
rares ne peuvent être sortis de la Turquie quavec
lautorisation de la direction du Musée de lHistoire
naturelle de lInstitut des recherches minières»,
annoncent les sites internet consacrés à la Turquie.
En 2004, quelque 17,5 millions de touristes ont visité
ce pays.
La Turquie peut senorgueillir dune liste impressionnante
de civilisations qui ont foulé son sol: Hittites, Lydiens,
Phrygiens, Romains, Byzantins, Seldjoukides, Ottomans
Bref, linventaire semble sans fin. En Turquie, lhistoire
est présente à chaque coin de rue: il suffit de
creuser un peu. Les Turcs ont conscience depuis longtemps que
de nombreuses perles archéologiques ont quitté
leur sol dorigine pour des musées étrangers.
Certains dénoncent un véritable pillage. Le trésor
de Priam, découvert lors des fouilles de la célèbre
ville de Troie se trouve aujourdhui à Moscou. Le
Musée de Pergame à Berlin contient, lui, des façades
entières de temples provenant de Pergame justement, mais
également dautres sites archéologiques situés
en Turquie. Le problème nest pas nouveau, les musées
de Paris, New York ou Londres regorgent de trésors antiques,
quils soient grecs, égyptiens, ou mayas
Mehmet
Hikmel, à Istanbul
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