MAGAZINE - L'HEURE EST À... Judith Baumann et Jean-Bernard Fasel

Laisser sa nature s’exprimer

A l’heure où la Pinte des Mossettes a fermé ses portes devant les frimas de l’hiver, Judith Baumann et Jean-Bernard Fasel ont accepté de partager quelques-uns des secrets qui font la particularité de leur établissement. D’autres sont dévoilés dans le livre «Un monde de saveurs», qu’ils viennent de publier aux Editions Favre.


Judith Baumann et Jean-Bernard Fasel: «Nous avons osé écouter notre intuition» (photo B. Ruffieux)

– Vous êtes connus loin à la ronde pour les saveurs particulières de votre cuisine, agrémentée de plantes sauvages. Où puisez-vous vos idées et leur originalité?
J.-B. Fasel: La source principale est certainement l’intuition. Il faut être prêt à écouter ce qui se passe à l’intérieur de soi. Mais c’est aussi les contacts avec la nature. Peut-être la mémoire, non?
J. Baumann: Oui, quand vous aimez quelque chose, vous allez remarquer tout ce qui a une relation avec cette chose. C’est comme un petit fil rouge. Prenez un musicien, il va entendre tout le temps des sons et ce qu’il entend va nourrir son propre son. Pour moi, c’est la vision qui est importante. Si je vais au Maroc ou en Inde, je vais voir une épice ou une forme que vous ne verrez pas. Toutes ces images, je vais les mettre dans un coin de ma mémoire. C’est là que je viens fouiller quand je cherche des idées. Je fais une cuisine personnelle. Une assiette, c’est un extrait de ce dont je me suis «nourrie» jusque-là.

– Comment avez-vous évolué vers cette cuisine sophistiquée?
J. Baumann: Il y a des gens qui sont poussés vers une sorte d’élaboration plus ou moins compliquée et d’autres qui restent plus simples. Je fais partie de la première catégorie. Mais on est soi-même étonné de ce qu’on découvre quand on s’investit dans un travail.
J.-B. Fasel: Et qu’on laisse sa nature s’exprimer.

– Vos menus sont toujours soutenus par une histoire, accompagnés de textes poétiques. Comment sont définis les thèmes?
J.-B. Fasel: Les idées sont souvent discutées entre nous. Cela peut être une abstraction, un produit ou un voyage. Parfois, le poème supporte le produit, parfois c’est le contraire. Il faut alors inventer une histoire. Cette façon de présenter les menus est appréciée ou non. C’est une façon de faire, personnelle. Mais comme pour la cuisine, personnel n’est pas synonyme de qualité. De toute façon qu’est-ce que la qualité? C’est une manie de la comparaison.

– Une manie qui mène notamment à l’édition de guide. «GaultMillau» vous a attribué seize points dans sa dernière édition. Quelle est votre position par rapport à ces ouvrages?
J. Baumann: Economiquement, ils ont une grande importance pour une maison. Ils vous font connaître. Et on aime aussi bien être flatté. Pour nous, c’est un drôle de débat. Au départ, nous avons choisi une cuisine qui n’est pas à comparer. Nous avons voulu être différents. Puis là, nous voulons être cotés comme tout le monde, être jugés comme tout le monde, avec les mêmes critères.

– Vous avez déjà pensé à en sortir?
J. Baumann: Oui, bien sûr, on gagnerait en indépendance, mais ce ne serait pas très correct. C’est un peu facile, maintenant que notre réputation est faite. Nous aurions dû choisir de ne pas entrer dans ce système dès le départ. Et c’est à double tranchant. Moi, quand je voyage, j’utilise des guides. Donc, ils nous amènent toujours de nouveaux clients.

– Quelle est justement la clientèle que vous attirez?
J.-B. Fasel: Nous n’avons pas un public cible. Nos clients viennent de toute la Suisse. Le bouche à oreille et la presse sont notre meilleure promotion. Les gens vont raconter à leurs amis qu’il se passe quelque chose d’original ici. Tout le monde est à la recherche de choses qui sortent de l’ordinaire aujourd’hui. J’entends souvent dire: c’est unique. Ça ne veut pas dire que c’est moins bon ailleurs, mais que ce que nous faisons est différent. Et étonnamment cette différence nous amène toutes les classes de la population.

– Certains vous ont parfois reproché de pratiquer une cuisine trop sophistiquée, tant dans la décoration que dans le mélange de saveurs. Qu’en est-il?
J. Baumann: Nous sommes revenus à quelque chose de plus simple.

J.-B. Fasel: Mais n’est-ce pas normal? Pour exprimer une partie de soi telle qu’elle est à un moment donné, on va toujours plus loin, toujours plus loin… Jusqu’à l’épuisement. A l’image du balancier qui va jusqu’au bout de sa course. On repart ensuite vers le point neutre.

– Le décor simple et rustique de cette pinte de montagne s’oppose à la sophistication des assiettes. Un contraste que vous entretenez?
J. Baumann: Le décor est simple en effet. Il permet aux clients de se détendre. Leur attente n’est pas la même que s’ils se trouvaient dans une très belle maison stylisée. Alors quand l’assiette arrive, plus travaillée, cela crée un événement.
J.-B. Fasel: Beaucoup de gens sont surpris que notre affaire marche en étant éloignée et isolée. Mais c’est un privilège, parce qu’on est loin de tout, loin du monde et de nos concurrents. Si nous avions été dans une pinte normale, il n’y aurait peut-être pas eu cette possibilité. Et surtout, nous avons osé écouter notre intuition. Qui a dit que ce genre de cuisine, ces menus à thème, cette manière de les présenter attireraient du monde? Il y a une part de mystère, qui ne nous appartient pas.

Judith Baumann en quelques lignes

Judith Baumann, née à Tavel en 1956, est devenue cuisinière et grand chef en autodidacte, après s’être adonnée au tissage à la main, au service et à la restauration de maison. Si elle est l’une des rares femmes grand chef, elle le considère plutôt comme un avantage. «On est plus facilement remarquée», observe-t-elle. Son premier contact avec la cuisine avait eu lieu au Foyer pour apprentis, à Fribourg, dans le milieu des années huitante. Puis en 1988, elle s’installe à la Pinte des Mossettes, au-dessus de Cerniat. C’est la fin d’un parcours qu’elle qualifie elle-même de chaotique et dont elle a de la peine à se souvenir avec précision. Commence alors l’aventure de cette pinte de montagne simple où Judith Baumann développe une cuisine particulière et sophistiquée à laquelle se mêlent les saveurs des plantes sauvages.


Jean-Bernard Fasel en quelques lignes

Jean-Bernard Fasel, né en 1950, a étudié la littérature française qu’il enseigne pendant une année. Une branche qu’il délaisse ensuite pour se lancer dans un élevage de lapins, à Montagny-la-Ville, avant de tenir un club privé, à Fribourg. Le Staviacois d’origine s’expatrie ensuite vers l’Italie où il s’établit pour une dizaine d’années, dans une petite bourgade proche de Rome. Son restaurant attire les citadins, surtout durant le week-end. En 1990, Jean-Bernard Fasel rejoint son amie de longue date Judith Baumann, à la Pinte des Mossettes. Depuis, il s’affaire à l’accueil et à la gestion de l’établissement. Dans ce lieu à l’écart, son goût pour la littérature et l’écriture a resurgi. Et il compose désormais les proses poétiques qui accompagnent et présentent les menus.


Sophie Roulin
18 novembre 2003

Une I Editorial I Gruyere I Veveyse/Glâne I Fribourg

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