Lhistoire
commence un matin de février 2002, lorsque Christophe Mauron,
assistant conservateur du Musée gruérien, à Bulle,
reçoit un courrier électronique de Paris. Louis Charles
de la Taille lui demande des nouvelles des daguerréotypes que
son grand-père légua au musée bullois en 1950.
Nayant jamais croisé ces objets dans les archives, lassistant
conservateur parcourt linventaire, la correspondance et les carnets
de dons, où sont dûment répertoriés les legs
faits à linstitution. Dans un premier temps, il ne trouve
aucune trace des plaques. Et en vient même à douter de
la présence de ces images dans les fonds du musée.
Un
don de 1950
Quelques jours plus tard, Christophe Mauron reçoit trois
fac-similés de la correspondance entre Henri Naef, conservateur
du musée de 1923 à 1960, et le comte Charles de Simony,
propriétaire des mystérieux daguerréotypes. Dans
une lettre datée du 1er juin 1950, Henri Naef remercie chaleureusement
son interlocuteur: «Les daguerréotypes sont arrivés
à bon port et, pour linstant, restent en ma possession
comme un signe précieux des sentiments dont vous mavez
honoré. Mais, bien entendu, ils prendront place, quand je les
aurais identifiés, dans les collections du musée afin
que votre nom sy inscrive au Livre dor.» Aucun doute,
les daguerréotypes ont bien été donnés au
musée au printemps 1950. Mais ils demeurent introuvables.
Ne sachant plus où chercher les plaques, Denis Buchs, conservateur
du musée, finit par senquérir auprès de Marie-Lucile
Solms-Naef et Suzanne Roux-Naef, filles dHenri Naef. Elles non
plus navaient jamais eu vent de lexistence de ces images.
Mais la requête tombe à point nommé, puisque la
famille entreprend les traditionnels nettoyages de printemps le lendemain,
dans la propriété de la Fondation Naef, à La Tour
de Marsens, sur la commune de Puidoux, dans le Dézaley vaudois.
Boîte
sans étiquettes
Là, dans la pièce réservée aux archives
de leur père, elles mettent la main sur une boîte en bois
contenant les 61 précieux daguerréotypes. Dépêché
sur place un dimanche matin, le conservateur confirme la paternité
des images. Dans la boîte, une lettre dactylographiée énumère
le contenu des 29 boîtes renfermant des «daguerréotypes
de M. Girault de Prangey appartenant au comte de Simony» datés
des années 1841 à 1843. Au total, linventaire compte
958 plaques dont la boîte N° 3 intitulée «Sujets
suisses sans étiquettes». La fameuse boîte donnée
à Henri Naef.
Reste à savoir pourquoi ces photographies ont atterri à
Bulle. On trouve une réponse à la lecture des lettres
dHenri Naef à Charles de Simony. Par lintermédiaire
dun ami commun, le commandant Charrier, président de lAcadémie
de Dijon, le conservateur apprend que «le comte de Simony serait
disposé à offrir sa collection à une institution».
Dans sa lettre à Charrier, datée du 17 avril 1950, il
dit: «Nous acceptons avec joie la série des daguerréotypes
suisses
et même les autres si le donateur y était
disposé.» Puis il adresse, le 28 avril, une lettre à
Charles de Simony où il se propose de recevoir ces photographies
«au nom de la sympathie innée qui unit plus que jamais
les deux Bourgogne». Henri Naef ira chercher les plaques à
Dijon au début du mois de mai 1950.
Succession
de hasards
Quant à lénigme de leur disparition longue
dun demi-siècle, Denis Buchs avance une explication: «Henri
Naef habitait au dernier étage du bâtiment du Moderne,
à la rue Victor-Tissot. A létage au-dessus de lancien
musée. Il a certainement omis de rendre les plaques
qui auraient dû prendre place dans les collections du musée.
A sa mort en 1967, sa famille vida lappartement et prit la boîte
de daguerréotypes, croyant quelle leur appartenait, pour
lentreposer à La Tour de Marsens.» Une hypothèse
confirmée par les filles dHenri Naef, heureuses que les
daguerréotypes soient maintenant en sécurité.
Sans la missive de Louis Charles de la Taille qui déclencha les
recherches, on nose pas imaginer ce quil serait advenu de
ce fonds. Une succession de hasards qui débouchent sur la découverte
dun véritable trésor pour le patrimoine iconographique
suisse.
Joseph-Plibert Girault de Prangey
Un patrimoine extraordinaire
Peintre
à ses heures et voyageur passionné dOrient, Joseph-Philibert
Girault de Prangey peut être considéré comme le
premier photographe amateur de lhistoire. Redécouvertes
aujourdhui, ses vues documentaires revêtent une valeur inestimable
pour le patrimoine suisse.
«Ce daguerréotype
montre le Monument Erlach, érigé à lépoque
sur la Münsterplatz, au centre de la ville de Berne», selon
Margrit Zwicky, archiviste de la ville de Berne
De
lavis unanime des historiens de lart, la découverte
des 61 daguerréotypes de Joseph-Philibert Girault de Prangey
est inouïe. Si ce nom ne dit rien à la majorité,
il est célèbre aux oreilles des spécialistes de
la photographie ancienne.
Au format 8 x 9 cm, cette série de photographies, réalisée
au début des années 1840, peut être classée
en trois genres distincts: des vues urbaines sans doute de la
ville de Berne des maisons campagnardes de lOberland et
des paysages «romantiques»de montagnes. Des clichés
qui figurent parmi les premières photographies prises en Suisse
Cette découverte dans les archives du Musée gruérien
constitue un précieux héritage pour le patrimoine suisse.
Bien quelle nait pas encore été montrée,
elle excite déjà les spécialistes. De lavis
de Peter Pfrunder, directeur de la Fondation suisse pour la photographie,
«cette collection est même unique, de par son ancienneté
et le nombre de pièces». Des années 1840, la fondation
ne possède en effet que quelques plaques. «Il manque de
grandes collections de photographies anciennes dans les musées
suisses. Celle-là est, à ce titre, extrêmement intéressante»,
explique Peter Pfrunder, qui note que la plupart des daguerréotypes
suisses appartiennent à des collectionneurs privés.
Un précurseur en Suisse
Spécialiste de photographie ancienne à Paris, Marc Pagneux
se réjouit de cette découverte: «Elle comble un
trou dans la collection de Girault de Prangey.» Fin connaisseur
de daguerréotypie, il détaille son parcours. «Il
est le premier à avoir réalisé des photos panoramiques.
De par ses cadrages très étudiés, il est un précurseur
de Rodchenko et du modernisme. Et, sur quelques images, il tend même
vers labstraction.»
Sylvie Aubenas, conservatrice chargée de la photographie au XIXe
siècle auprès de la Bibliothèque nationale de France
(BNF), à Paris, qualifie cette découverte de «logique
et extraordinaire». Logique, car il reste un nombre important
de photos anciennes à redécouvrir dans les musées.
Mais extraordinaire, «parce que personne ne savait que Girault
de Prangey avait travaillé en Suisse».
Sur la
route dOrient
Amateur darts, peintre et jouissant dune grande fortune
personnelle, Girault de Prangey (1804-1892) est lun des pionniers
de la photographie. Moins de deux ans après linvention
de Daguerre, ce natif de Langres, en Haute-Marne, entreprend un voyage
photographique, sur les traces de Chateaubriand, autour de la Méditerranée.
Passionné dorientalisme, il traverse lItalie, la
Grèce, lEgypte, la Syrie, la Palestine, la Turquie, doù
il ramène un millier de daguerréotypes. Une sorte de «bloc-notes
photographique»qui lui sert desquisse pour ses lithographies,
quil publie dans deux volumes, Monuments arabes, en 1846,
et Monuments et paysages de lOrient, en 1851.
Petit-fils de Charles de Simony, Louis Charles de la Taille connaît
bien les travaux de Girault de Prangey. Son aïeul, voisin et ami
du photographe, racheta sa propriété à Langres
et ses archives après son décès. «Nous ne
connaissons malheureusement pas la correspondance de Girault de Prangey,
regrette-t-il. Elle aurait levé le voile sur sa manière
de travailler.»
Aujourdhui, une grande partie du fonds Girault de Prangey a été
dispersée. La BNF en possède 179 exemplaires: vingt donnés
par Charles de Simony en 1950, le reste ayant été acquis
en 2000 auprès de ses descendants. Outre-Atlantique, le Musée
dAustin, au Texas, en détient quelques-uns, aux côtés
du Point de vue de la fenêtre, la plus ancienne photographie connue
de Niépce.
Par contre,
«il existe un certain nombre de pièces de Girault de Prangey
sur le marché», avoue Vérène de Soultrait,
de Christies à Paris. Dailleurs, le 5 mai 2000, un
daguerréotype de Jérusalem se vendait aux enchères,
à Londres, pour la somme de 29375 livres, soit près de
70000 francs.
Priorité à la conservation
Pour lheure, la priorité du Musée gruérien
va à la conservation des plaques. Légèrement oxydées
et parsemées de griffes, elles doivent rapidement être
encadrées sous verre. A la tête de lInstitut suisse
pour la conservation de la photographie, à Neuchâtel, Christophe
Brandt estime quil faut «les protéger de lair,
de la lumière et des altérations humaines».
Puis il conviendra dexpertiser scientifiquement le fonds, de retrouver
les dates et les lieux des prises de vue, et danalyser les images.
Et enfin dexploiter le fonds, en collaboration peut-être
avec la Bibliothèque nationale de France, sachant que deux expositions
de grande ampleur au Metropolitan Museum, à New York,
et au Musée dOrsay, à Paris dévoileront
prochainement des uvres de Girault de Prangey. En outre, Marc
Pagneux se réjouit déjà de «lédition
dun catalogue», car aujourdhui, le Musée gruérien
est devenu pour lui «un point de passage obligé pour les
chercheurs et les historiens de lart».
Bien que le musée nait pas encore pris de décisions
quant à lavenir de sa collection, la Fondation Memoriav
lAssociation pour la sauvegarde de la mémoire audiovisuelle
suisse par la voix de Christophe Brandt, se dit prête à
débloquer un budget pour sa conservation et son étude.
La magie du daguerréotype
Lorsque le 19 août
1839, Louis Jacques Mandé Daguerre présente son invention
devant les Académies des sciences et des beaux-arts, à
Paris, exceptionnellement réunies pour loccasion, il ne
se doute pas de la portée de lévénement.
Peintre et décorateur de théâtre, il est déjà
connu dans les cercles parisiens pour son Diorama, un spectacle basé
sur des effets dillusions optiques.
Depuis longtemps, Daguerre cherche à enregistrer limage
«virtuelle» produite dans une chambre noire. La camera obscura
que le philosophe Aristote décrivait déjà
au IIIe siècle av. J.-C. était connue des peintres
de la Renaissance qui lutilisaient pour «décalquer»
les paysages. En 1825, Daguerre rencontre Joseph Nicéphore Niépce,
qui mène depuis plus de quinze ans des recherches sur lhéliographie.
Dans son village de Saint-Loup de Varennes, près de Chalon-sur-Saône,
en Bourgogne, Niépce obtient ses premiers résultats en
1816. Inventeur de génie on lui doit notamment le pyréolophore,
un ancêtre du moteur à explosion il comprend très
tôt que limage formée dans la camera obscura peut
être enregistrée par certains matériaux noircissant
au contact de la lumière. Bien que ses essais soient aujourdhui
considérés comme les premières photographies au
monde, Niépce mourut en 1833 sans connaître la gloire.
Un
miroir photographique
Associé à Niépce depuis 1828, Daguerre perfectionne
les travaux de son collègue. Comme support à limage,
il utilise une plaque de cuivre recouverte dune fine couche dargent
poli, sensibilisée aux vapeurs diode. A première
vue, lobjet ressemble à un miroir. Une fois exposée
entre 5 et 20 minutes dans lappareil, la plaque, développée
aux vapeurs de mercure, produit une image négative. Ce nest
que sous un éclairage oblique et à condition que les parties
dargent poli reflètent de lombre que le spectateur
voit une image positive.
Le résultat est saisissant de magie et ne manque pas de subjuguer
rapidement les intellectuels parisiens. Daguerre montre des images de
rue, des natures mortes et surtout des portraits. Grâce au daguerréotype,
les détails sont rendus avec une excellente netteté, les
valeurs de gris sont agréables. Mais limage est inversée
gauche/droite. Objet unique et non reproductible au contraire
du calotype, ancêtre de la photographie actuelle le daguerréotype
gagne vite des adeptes. Pour la première fois au monde, la réalité
peut être reproduite fidèlement sans lintervention
de la main de lhomme.
Lire
Niépce, linvention de la photographie, de Jean-Louis Marignier,
Belin