Musée Gruérien
Un trésor surgit de l’oubli

Découverte extraordinaire, le 5 mai dernier, pour le Musée gruérien, à Bulle, qui retrouvait dans ses archives 61 daguerréotypes datant probablement des années 1840. Données en 1950 à Henri Naef, conservateur du musée, ces plaques de Joseph-Philibert Girault de Prangey sont parmi les premières photographies de la Suisse. Un trésor inestimable.




Un demi-siècle après leur donation, le Musée gruérien a redécouvert la boîte contenant les 61 daguerréotypes de Girault de Prangey dans la propriété de la Fondation Naef, à Puidoux
(C. Dutoit)

L’histoire commence un matin de février 2002, lorsque Christophe Mauron, assistant conservateur du Musée gruérien, à Bulle, reçoit un courrier électronique de Paris. Louis Charles de la Taille lui demande des nouvelles des daguerréotypes que son grand-père légua au musée bullois en 1950.
N’ayant jamais croisé ces objets dans les archives, l’assistant conservateur parcourt l’inventaire, la correspondance et les carnets de dons, où sont dûment répertoriés les legs faits à l’institution. Dans un premier temps, il ne trouve aucune trace des plaques. Et en vient même à douter de la présence de ces images dans les fonds du musée.

Un don de 1950
Quelques jours plus tard, Christophe Mauron reçoit trois fac-similés de la correspondance entre Henri Naef, conservateur du musée de 1923 à 1960, et le comte Charles de Simony, propriétaire des mystérieux daguerréotypes. Dans une lettre datée du 1er juin 1950, Henri Naef remercie chaleureusement son interlocuteur: «Les daguerréotypes sont arrivés à bon port et, pour l’instant, restent en ma possession comme un signe précieux des sentiments dont vous m’avez honoré. Mais, bien entendu, ils prendront place, quand je les aurais identifiés, dans les collections du musée afin que votre nom s’y inscrive au Livre d’or.» Aucun doute, les daguerréotypes ont bien été donnés au musée au printemps 1950. Mais ils demeurent introuvables.
Ne sachant plus où chercher les plaques, Denis Buchs, conservateur du musée, finit par s’enquérir auprès de Marie-Lucile Solms-Naef et Suzanne Roux-Naef, filles d’Henri Naef. Elles non plus n’avaient jamais eu vent de l’existence de ces images. Mais la requête tombe à point nommé, puisque la famille entreprend les traditionnels nettoyages de printemps le lendemain, dans la propriété de la Fondation Naef, à La Tour de Marsens, sur la commune de Puidoux, dans le Dézaley vaudois.

Boîte sans étiquettes
Là, dans la pièce réservée aux archives de leur père, elles mettent la main sur une boîte en bois contenant les 61 précieux daguerréotypes. Dépêché sur place un dimanche matin, le conservateur confirme la paternité des images. Dans la boîte, une lettre dactylographiée énumère le contenu des 29 boîtes renfermant des «daguerréotypes de M. Girault de Prangey appartenant au comte de Simony» datés des années 1841 à 1843. Au total, l’inventaire compte 958 plaques dont la boîte N° 3 intitulée «Sujets suisses sans étiquettes». La fameuse boîte donnée à Henri Naef.
Reste à savoir pourquoi ces photographies ont atterri à Bulle. On trouve une réponse à la lecture des lettres d’Henri Naef à Charles de Simony. Par l’intermédiaire d’un ami commun, le commandant Charrier, président de l’Académie de Dijon, le conservateur apprend que «le comte de Simony serait disposé à offrir sa collection à une institution». Dans sa lettre à Charrier, datée du 17 avril 1950, il dit: «Nous acceptons avec joie la série des daguerréotypes suisses… et même les autres si le donateur y était disposé.» Puis il adresse, le 28 avril, une lettre à Charles de Simony où il se propose de recevoir ces photographies «au nom de la sympathie innée qui unit plus que jamais les deux Bourgogne». Henri Naef ira chercher les plaques à Dijon au début du mois de mai 1950.

Succession de hasards
Quant à l’énigme de leur disparition longue d’un demi-siècle, Denis Buchs avance une explication: «Henri Naef habitait au dernier étage du bâtiment du Moderne, à la rue Victor-Tissot. A l’étage au-dessus de l’ancien musée. Il a certainement “omis” de rendre les plaques qui auraient dû prendre place dans les collections du musée. A sa mort en 1967, sa famille vida l’appartement et prit la boîte de daguerréotypes, croyant qu’elle leur appartenait, pour l’entreposer à La Tour de Marsens.» Une hypothèse confirmée par les filles d’Henri Naef, heureuses que les daguerréotypes soient maintenant en sécurité.
Sans la missive de Louis Charles de la Taille qui déclencha les recherches, on n’ose pas imaginer ce qu’il serait advenu de ce fonds. Une succession de hasards qui débouchent sur la découverte d’un véritable trésor pour le patrimoine iconographique suisse.



Joseph-Plibert Girault de Prangey
Un patrimoine extraordinaire

Peintre à ses heures et voyageur passionné d’Orient, Joseph-Philibert Girault de Prangey peut être considéré comme le premier photographe amateur de l’histoire. Redécouvertes aujourd’hui, ses vues documentaires revêtent une valeur inestimable pour le patrimoine suisse.




«Ce daguerréotype montre le Monument Erlach, érigé à l’époque sur la Münsterplatz, au centre de la ville de Berne», selon Margrit Zwicky, archiviste de la ville de Berne

De l’avis unanime des historiens de l’art, la découverte des 61 daguerréotypes de Joseph-Philibert Girault de Prangey est inouïe. Si ce nom ne dit rien à la majorité, il est célèbre aux oreilles des spécialistes de la photographie ancienne.
Au format 8 x 9 cm, cette série de photographies, réalisée au début des années 1840, peut être classée en trois genres distincts: des vues urbaines – sans doute de la ville de Berne – des maisons campagnardes de l’Oberland et des paysages «romantiques»de montagnes. Des clichés qui figurent parmi les premières photographies prises en Suisse…
Cette découverte dans les archives du Musée gruérien constitue un précieux héritage pour le patrimoine suisse. Bien qu’elle n’ait pas encore été montrée, elle excite déjà les spécialistes. De l’avis de Peter Pfrunder, directeur de la Fondation suisse pour la photographie, «cette collection est même unique, de par son ancienneté et le nombre de pièces». Des années 1840, la fondation ne possède en effet que quelques plaques. «Il manque de grandes collections de photographies anciennes dans les musées suisses. Celle-là est, à ce titre, extrêmement intéressante», explique Peter Pfrunder, qui note que la plupart des daguerréotypes suisses appartiennent à des collectionneurs privés.

Un précurseur en Suisse
Spécialiste de photographie ancienne à Paris, Marc Pagneux se réjouit de cette découverte: «Elle comble un trou dans la collection de Girault de Prangey.» Fin connaisseur de daguerréotypie, il détaille son parcours. «Il est le premier à avoir réalisé des photos panoramiques. De par ses cadrages très étudiés, il est un précurseur de Rodchenko et du modernisme. Et, sur quelques images, il tend même vers l’abstraction.»
Sylvie Aubenas, conservatrice chargée de la photographie au XIXe siècle auprès de la Bibliothèque nationale de France (BNF), à Paris, qualifie cette découverte de «logique et extraordinaire». Logique, car il reste un nombre important de photos anciennes à redécouvrir dans les musées. Mais extraordinaire, «parce que personne ne savait que Girault de Prangey avait travaillé en Suisse».

Sur la route d’Orient
Amateur d’arts, peintre et jouissant d’une grande fortune personnelle, Girault de Prangey (1804-1892) est l’un des pionniers de la photographie. Moins de deux ans après l’invention de Daguerre, ce natif de Langres, en Haute-Marne, entreprend un voyage photographique, sur les traces de Chateaubriand, autour de la Méditerranée. Passionné d’orientalisme, il traverse l’Italie, la Grèce, l’Egypte, la Syrie, la Palestine, la Turquie, d’où il ramène un millier de daguerréotypes. Une sorte de «bloc-notes photographique»qui lui sert d’esquisse pour ses lithographies, qu’il publie dans deux volumes, Monuments arabes, en 1846, et Monuments et paysages de l’Orient, en 1851.
Petit-fils de Charles de Simony, Louis Charles de la Taille connaît bien les travaux de Girault de Prangey. Son aïeul, voisin et ami du photographe, racheta sa propriété à Langres et ses archives après son décès. «Nous ne connaissons malheureusement pas la correspondance de Girault de Prangey, regrette-t-il. Elle aurait levé le voile sur sa manière de travailler.»
Aujourd’hui, une grande partie du fonds Girault de Prangey a été dispersée. La BNF en possède 179 exemplaires: vingt donnés par Charles de Simony en 1950, le reste ayant été acquis en 2000 auprès de ses descendants. Outre-Atlantique, le Musée d’Austin, au Texas, en détient quelques-uns, aux côtés du Point de vue de la fenêtre, la plus ancienne photographie connue de Niépce.
Par contre, «il existe un certain nombre de pièces de Girault de Prangey sur le marché», avoue Vérène de Soultrait, de Christie’s à Paris. D’ailleurs, le 5 mai 2000, un daguerréotype de Jérusalem se vendait aux enchères, à Londres, pour la somme de 29375 livres, soit près de 70000 francs.

Priorité à la conservation
Pour l’heure, la priorité du Musée gruérien va à la conservation des plaques. Légèrement oxydées et parsemées de griffes, elles doivent rapidement être encadrées sous verre. A la tête de l’Institut suisse pour la conservation de la photographie, à Neuchâtel, Christophe Brandt estime qu’il faut «les protéger de l’air, de la lumière et des altérations humaines».
Puis il conviendra d’expertiser scientifiquement le fonds, de retrouver les dates et les lieux des prises de vue, et d’analyser les images. Et enfin d’exploiter le fonds, en collaboration peut-être avec la Bibliothèque nationale de France, sachant que deux expositions de grande ampleur – au Metropolitan Museum, à New York, et au Musée d’Orsay, à Paris – dévoileront prochainement des œuvres de Girault de Prangey. En outre, Marc Pagneux se réjouit déjà de «l’édition d’un catalogue», car aujourd’hui, le Musée gruérien est devenu pour lui «un point de passage obligé pour les chercheurs et les historiens de l’art».
Bien que le musée n’ait pas encore pris de décisions quant à l’avenir de sa collection, la Fondation Memoriav – l’Association pour la sauvegarde de la mémoire audiovisuelle suisse – par la voix de Christophe Brandt, se dit prête à débloquer un budget pour sa conservation et son étude.


 

La magie du daguerréotype
Lorsque le 19 août 1839, Louis Jacques Mandé Daguerre présente son invention devant les Académies des sciences et des beaux-arts, à Paris, exceptionnellement réunies pour l’occasion, il ne se doute pas de la portée de l’événement. Peintre et décorateur de théâtre, il est déjà connu dans les cercles parisiens pour son Diorama, un spectacle basé sur des effets d’illusions optiques.
Depuis longtemps, Daguerre cherche à enregistrer l’image «virtuelle» produite dans une chambre noire. La camera obscura – que le philosophe Aristote décrivait déjà au IIIe siècle av. J.-C. – était connue des peintres de la Renaissance qui l’utilisaient pour «décalquer» les paysages. En 1825, Daguerre rencontre Joseph Nicéphore Niépce, qui mène depuis plus de quinze ans des recherches sur l’héliographie.
Dans son village de Saint-Loup de Varennes, près de Chalon-sur-Saône, en Bourgogne, Niépce obtient ses premiers résultats en 1816. Inventeur de génie – on lui doit notamment le pyréolophore, un ancêtre du moteur à explosion – il comprend très tôt que l’image formée dans la camera obscura peut être enregistrée par certains matériaux noircissant au contact de la lumière. Bien que ses essais soient aujourd’hui considérés comme les premières photographies au monde, Niépce mourut en 1833 sans connaître la gloire.

Un miroir photographique
Associé à Niépce depuis 1828, Daguerre perfectionne les travaux de son collègue. Comme support à l’image, il utilise une plaque de cuivre recouverte d’une fine couche d’argent poli, sensibilisée aux vapeurs d’iode. A première vue, l’objet ressemble à un miroir. Une fois exposée entre 5 et 20 minutes dans l’appareil, la plaque, développée aux vapeurs de mercure, produit une image négative. Ce n’est que sous un éclairage oblique et à condition que les parties d’argent poli reflètent de l’ombre que le spectateur voit une image positive.
Le résultat est saisissant de magie et ne manque pas de subjuguer rapidement les intellectuels parisiens. Daguerre montre des images de rue, des natures mortes et surtout des portraits. Grâce au daguerréotype, les détails sont rendus avec une excellente netteté, les valeurs de gris sont agréables. Mais l’image est inversée gauche/droite. Objet unique et non reproductible – au contraire du calotype, ancêtre de la photographie actuelle – le daguerréotype gagne vite des adeptes. Pour la première fois au monde, la réalité peut être reproduite fidèlement sans l’intervention de la main de l’homme.

Lire Niépce, l’invention de la photographie, de Jean-Louis Marignier, Belin

 

Christophe Dutoit / 6 juillet 2002

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