Exposition Hans Fries

Un enfant de la Neuveville

Autour de 1500, par la grâce de quelques artistes, Fribourg prend le visage que nous lui connaissons. Promenade en ville, sur les traces du plus grand peintre de l’époque: Hans Fries, à qui le Musée d’art et d’histoire consacre une formidable exposition.


Fait peu connu: Fribourg a abrité vers 1500 l’un des maîtres du gothique tardif. (Repro Öffentliche Kunstsammlung Basel)

Les spécialistes et les connaisseurs encensent Fries depuis plus de cent ans (voir ci-dessous), mais avec l’exposition du Musée d’art et d’histoire de Fribourg (MAHF) c’est la reconnaissance du grand public, enfin, que l’artiste va trouver dans sa ville natale. Car le maître du gothique tardif en Suisse est un enfant de Fribourg, né dans le bas quartier de la Neuveville – entre 1460 et 1465, pense-t-on. La maison familiale dont sa mère avait hérité se trouvait à la Planche. Le père, Erhard, était boulanger. Un oncle, Hensli, tenait l’auberge de la Clef, au débouché du pont de Saint-Jean, qui était alors un pont de bois couvert.
L’intégration des Fries dans la bourgeoisie de Fribourg s’opère en 1438 en la personne de l’ancêtre Heini, drapier et teinturier. Elle s’inscrit donc dans la tradition lainière de la ville, et dans sa période de plus haute prospérité. Le quartier de la Neuveville, à la fin du Moyen Age, est fort industrieux, des indices encore bien visibles en témoignent dans la toponymie et le décor urbain. Tisserands, drapiers et tanneurs s’y activent (les chamoiseurs, qui traitent le cuir des moutons et des chèvres, ont leur maison corporative à l’enseigne du Sauvage); dans le Schiffhaus public bordant la Sarine, les charpentiers construisent de rustiques bateaux pour l’expédition des draps vers les foires allemandes.
Le centre du quartier, c’est la Commanderie des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, avec l’église qui la flanque, au bas de la Planche-Supérieure. Du vivant de Hans Fries, la Neuveville – disons plutôt Saint-Jean – va devenir la première paroisse de Fribourg distincte de Saint-Nicolas, au terme d’une longue querelle. A l’origine, le quartier relevait du curé de Tavel, mais c’est le commandeur de Saint-Jean qui nommait ce curé.
Or, en 1511, le commandeur perd ce droit au profit du clergé de Saint-Nicolas, dont l’influence et les prétentions n’ont cessé d’augmenter hors des murs de la ville, tout au long du XVe siècle, parce que ses besoins d’argent croissaient à mesure que s’achevait la construction du sanctuaire. Prix de consolation pour le commandeur, son église devient le centre d’une paroisse, minuscule certes, mais quasi autonome.

Par orgueil et par piété
Ce commandeur, le chevalier Pierre d’Englisberg, réside plus volontiers dans le canton de Berne qu’à Fribourg. Ce n’est pas un guide spirituel, mais un chef de guerre, un condottiere typique de cette époque où fleurit le mercenariat. Englisberg est un humaniste, aussi, un amateur d’art éclairé, un mécène conscient de sa position sociale. «Par devoir et par défi, par orgueil et par piété», comme l’écrit l’historien de l’art Ivan Andrey, le chevalier va doter son église «d’un ensemble très riche de retables, de peintures et de statues gothiques». Et c’est là que nous retrouvons le peintre Fries, auteur de quatre magnifiques tableaux sur bois pour le retable du maître-autel.
On peut les voir au Musée. Deux sont consacrés à saint Jean l’Evangéliste, montré tour à tour écrivant l’Apocalypse – mais le panneau est très abîmé – puis subissant le martyre dans une cuve d’huile bouillante, mais nous savons qu’il a survécu. Les deux autres sont dédiés au patron de l’église, saint Jean-Baptiste; on le voit d’abord en train d’engueuler le roi Hérode, puis au moment de se faire couper la tête par le bourreau.

Fribourg, Musée d’art et d’histoire,
«Hans Fries: un peintre au tournant d’une époque», jusqu’au 24 février 2002

 

«Gothique» ou «primitif»
De l’estime à la gloire en passant par l’oubli, la destinée artistique de Fries a suivi une courbe, somme toute, habituelle. On s’en convainc en suivant la démonstration de Verena Villiger, conservatrice du MAHF et commissaire de l’exposition, dans le somptueux ouvrage qui accompagne celle-ci, et qui paraît simultanément en français (Payot) et en allemand (NZZ-Verlag). Un ouvrage définitif, comme on dit, la somme des connaissances actuelles sur le maître du gothique tardif.
Chez ses contemporains, Fries a joui d’une bonne renommée, ainsi que l’atteste encore un écho lointain, une mention datée de 1600 dans le nécrologe des Cordeliers. On y cite le maître fribourgeois comme «le meilleur peintre de la Confédération et l’un des plus fameux de toute l’Allemagne». Mais l’oubli et le mépris viendront pour lui comme pour les autres artistes médiévaux et s’épaissiront dans l’âge classique, où l’on professera que l’art commence avec l’imitation des Anciens et la mise au point de la perspective, en gros: ce que nous appelons la Renaissance. Avant? Peuh!… Des «gothiques», des «primitifs».
Mais le romantisme remet le Moyen Age à la mode et les esthètes redécouvrent ses valeurs. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, note le Robert historique en citant Delacroix, le terme de «primitif» est accepté, s’agissant des maîtres médiévaux flamands en particulier, avec une valeur positive; comme souvent, l’injure devient éloge. La suite appartient aux savants. Verena Villiger, en relevant avec minutie tout ce que notre connaissance de Fries doit aux chercheurs des années 1850-1950, met en lumière la coïncidence des pôles principaux de recherche avec les villes où le maître a révélé puis épanoui son génie, Bâle et Fribourg. Sur ce dernier versant, les publications d’Alexandre Daguet et de Marcel Strub balisent les extrémités d’un champ labouré par des érudits d’origines diverses – artistes et amateurs, religieux et universitaires, enseignants et praticiens de la conservation.
Par rapport à la faveur et à la ferveur des spécialistes, Fries ne jouit que d’une faible notoriété dans le grand public – lequel se pâme devant les Primitifs flamands, au niveau desquels, pourtant, on peut situer sans complexe les meilleures œuvres du maître fribourgeois… La situation devrait s’améliorer grâce au souci de la vulgarisation dont a fait preuve le dernier peloton des chercheurs, où brillent les contributeurs du livre. Soit, aux côtés de Verena Villiger et du professeur Alfred A. Schmid, Nott Caviezel, Raoul Blanchard, Kathrin Utz Tremp et Ivan Andrey.

Jean Steinauer / 13 décembre 2001

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