Les spécialistes
et les connaisseurs encensent Fries depuis plus de cent ans (voir ci-dessous),
mais avec lexposition du Musée dart et dhistoire
de Fribourg (MAHF) cest la reconnaissance du grand public, enfin,
que lartiste va trouver dans sa ville natale. Car le maître
du gothique tardif en Suisse est un enfant de Fribourg, né dans
le bas quartier de la Neuveville entre 1460 et 1465, pense-t-on.
La maison familiale dont sa mère avait hérité se
trouvait à la Planche. Le père, Erhard, était boulanger.
Un oncle, Hensli, tenait lauberge de la Clef, au débouché
du pont de Saint-Jean, qui était alors un pont de bois couvert.
Lintégration des Fries dans la bourgeoisie de Fribourg
sopère en 1438 en la personne de lancêtre Heini,
drapier et teinturier. Elle sinscrit donc dans la tradition lainière
de la ville, et dans sa période de plus haute prospérité.
Le quartier de la Neuveville, à la fin du Moyen Age, est fort
industrieux, des indices encore bien visibles en témoignent dans
la toponymie et le décor urbain. Tisserands, drapiers et tanneurs
sy activent (les chamoiseurs, qui traitent le cuir des moutons
et des chèvres, ont leur maison corporative à lenseigne
du Sauvage); dans le Schiffhaus public bordant la Sarine, les charpentiers
construisent de rustiques bateaux pour lexpédition des
draps vers les foires allemandes.
Le centre du quartier, cest la Commanderie des chevaliers de Saint-Jean
de Jérusalem, avec léglise qui la flanque, au bas
de la Planche-Supérieure. Du vivant de Hans Fries, la Neuveville
disons plutôt Saint-Jean va devenir la première
paroisse de Fribourg distincte de Saint-Nicolas, au terme dune
longue querelle. A lorigine, le quartier relevait du curé
de Tavel, mais cest le commandeur de Saint-Jean qui nommait ce
curé.
Or, en 1511, le commandeur perd ce droit au profit du clergé
de Saint-Nicolas, dont linfluence et les prétentions nont
cessé daugmenter hors des murs de la ville, tout au long
du XVe siècle, parce que ses besoins dargent croissaient
à mesure que sachevait la construction du sanctuaire. Prix
de consolation pour le commandeur, son église devient le centre
dune paroisse, minuscule certes, mais quasi autonome.
Par orgueil et
par piété
Ce commandeur, le chevalier Pierre dEnglisberg, réside
plus volontiers dans le canton de Berne quà Fribourg. Ce
nest pas un guide spirituel, mais un chef de guerre, un condottiere
typique de cette époque où fleurit le mercenariat. Englisberg
est un humaniste, aussi, un amateur dart éclairé,
un mécène conscient de sa position sociale. «Par
devoir et par défi, par orgueil et par piété»,
comme lécrit lhistorien de lart Ivan Andrey,
le chevalier va doter son église «dun ensemble très
riche de retables, de peintures et de statues gothiques». Et cest
là que nous retrouvons le peintre Fries, auteur de quatre magnifiques
tableaux sur bois pour le retable du maître-autel.
On peut les voir au Musée. Deux sont consacrés à
saint Jean lEvangéliste, montré tour à tour
écrivant lApocalypse mais le panneau est très
abîmé puis subissant le martyre dans une cuve dhuile
bouillante, mais nous savons quil a survécu. Les deux autres
sont dédiés au patron de léglise, saint Jean-Baptiste;
on le voit dabord en train dengueuler le roi Hérode,
puis au moment de se faire couper la tête par le bourreau.
Fribourg,
Musée dart et dhistoire,
«Hans Fries: un peintre au tournant dune époque»,
jusquau 24 février 2002
«Gothique»
ou «primitif»
De lestime à la gloire en passant par loubli, la
destinée artistique de Fries a suivi une courbe, somme toute,
habituelle. On sen convainc en suivant la démonstration
de Verena Villiger, conservatrice du MAHF et commissaire de lexposition,
dans le somptueux ouvrage qui accompagne celle-ci, et qui paraît
simultanément en français (Payot) et en allemand (NZZ-Verlag).
Un ouvrage définitif, comme on dit, la somme des connaissances
actuelles sur le maître du gothique tardif.
Chez ses contemporains, Fries a joui dune bonne renommée,
ainsi que latteste encore un écho lointain, une mention
datée de 1600 dans le nécrologe des Cordeliers. On y cite
le maître fribourgeois comme «le meilleur peintre de la
Confédération et lun des plus fameux de toute lAllemagne».
Mais loubli et le mépris viendront pour lui comme pour
les autres artistes médiévaux et sépaissiront
dans lâge classique, où lon professera que
lart commence avec limitation des Anciens et la mise au
point de la perspective, en gros: ce que nous appelons la Renaissance.
Avant? Peuh!
Des «gothiques», des «primitifs».
Mais le romantisme remet le Moyen Age à la mode et les esthètes
redécouvrent ses valeurs. Dans la seconde moitié du XIXe
siècle, note le Robert historique en citant Delacroix, le terme
de «primitif» est accepté, sagissant des maîtres
médiévaux flamands en particulier, avec une valeur positive;
comme souvent, linjure devient éloge. La suite appartient
aux savants. Verena Villiger, en relevant avec minutie tout ce que notre
connaissance de Fries doit aux chercheurs des années 1850-1950,
met en lumière la coïncidence des pôles principaux
de recherche avec les villes où le maître a révélé
puis épanoui son génie, Bâle et Fribourg. Sur ce
dernier versant, les publications dAlexandre Daguet et de Marcel
Strub balisent les extrémités dun champ labouré
par des érudits dorigines diverses artistes et amateurs,
religieux et universitaires, enseignants et praticiens de la conservation.
Par rapport à la faveur et à la ferveur des spécialistes,
Fries ne jouit que dune faible notoriété dans le
grand public lequel se pâme devant les Primitifs flamands,
au niveau desquels, pourtant, on peut situer sans complexe les meilleures
uvres du maître fribourgeois
La situation devrait
saméliorer grâce au souci de la vulgarisation dont
a fait preuve le dernier peloton des chercheurs, où brillent
les contributeurs du livre. Soit, aux côtés de Verena Villiger
et du professeur Alfred A. Schmid, Nott Caviezel, Raoul Blanchard, Kathrin
Utz Tremp et Ivan Andrey.
Jean
Steinauer /
13 décembre 2001