En suivant le trimard

Coup dur le seigneur

«Heu Hum!» Impossible à transcrire, cette exclamation, soulignée par un coup de menton, de Charles Bulliard, dit Coup dur. Si vous parlez à quiconque de trimardeurs, le premier nom qui vient sur le tapis, c’est Coup dur. Dans la cour des miracles, c’était le seigneur.


Coup dur, alias Charles Bulliard (1901-1982) (J.-L. Donzallaz)

Comme pour la majorité des trimardeurs, la réalité se confond avec la légende. S’il ne fut pas légionnaire, les anecdotes autour de son nom sont légion. Coup dur, mort en 1982, fut peut-être le dernier vrai trimardeur. Et c’est lui qui offre, si l’on enlève le nimbe de la légende, le profil le plus acéré. Charles Bulliard est le fils d’un instituteur de la Glâne. Il enjambe dare-dare la première marche du XXe siècle (il est né le 20 octobre 1901) et ne cessera de marcher pour le traverser. Un accent parigot va teinter sa morgue. On l’a vu à Paris, puis à Lyon. Il est docker, débardeur de charbon, mineur. Quinze ans de boulots à la dure pour ce Jean Valjean sans geôle taillé comme un athlète. La guerre le ramène «au pays», ça veut dire la Glâne et la Gruyère, qu’il ne cessera de sillonner, avec ses gros souliers et ses bandes molletières. De ferme en gîte, sans domicile connu. Empruntant toujours des chemins imprévus. «On ne savait jamais de quel côté il allait partir. S’il se dirigeait vers Romont, vous pouviez parier qu’il se retournait vers Bulle», dit une dame qui l’a connu dans une ferme proche de Bulle. Au contraire des autres trimardeurs, dont le chemin semblait «tracé», Coup dur se décidait toujours au dernier moment. Selon l’humeur du vent. Lors de ses escales, une certitude encore. Il ne finissait jamais sa bière. Quand il reposait sa chope sur la table du bistrot ou sur le comptoir (il buvait souvent debout), Coup dur laissait toujours un fond de verre. Le fait, relevé par de nombreux témoins, peut paraître anodin. Mais il est significatif. Coup dur n’était pas une «souillasse». Et il était propre. «C’était d’ailleurs à se demander comment il faisait», dit un aubergiste qui l’a bien connu. Lui qu’on rencontrait sur les chemins, par tous les temps, dormant dans des granges, des gîtes ou des maisons en chantier, était impeccablement rasé. Toujours réglo, le Coup dur.

L’hiver au chaud
Mais on y vient, à ce fameux surnom. Charles Bulliard s’était autoproclamé Coup dur. Ou, du moins, l’interjection avait été si souvent lancée, avec son coup de glotte, qu’elle avait fini par lui coller à la peau. Pour lui, le sens était clair. Il avait commis un coup dur dans le dessein de passer l’hiver au chaud. De la braconne en plein jour, un lièvre pris au collet, en humant la présence du garde-chasse, et le voici qui se fait «encadrer» au pénitencier de Bellechasse. Coup dur n’était pas dupe... et les gendarmes non plus. Ils étaient de mèche. Mais il fallait qu’il réalise son coup fourré pour se faire arrêter. Sans quoi il aurait perdu de sa superbe. D’ailleurs, en poussant un peu le bouchon, c’est plutôt lui qui décidait de son arrestation. Il ne se serait jamais fait pincer à la bonne saison. Les gendarmes teigneux, trop prompts à l’attendre au contour, il les narguait. La preuve: dans un grand panier qu’il utilisait pour la vente, Coup dur couvrait savamment son lot d’écrevisses avec un lit d’orties bien piquantes. Gare au gendarme qui aurait été mettre la main pour en vérifier le contenu!

Des exploits
Ce n’était là qu’une de ses astuces, parmi une kyrielle. Coup dur aimait lancer aux quatre vents ses exploits. Et d’abord ses frasques amoureuses. «Je suis pressé! J’ai rendez-vous avec la femme du colonel!» lançait-il à la cantonade. Et pour qui s’enquêtait de cette amante: «Elle me dit toujours: je préfère te voir nu dans mon lit que mon mari habillé en colonel! Heu Hum! Coup dur!» Le temps d’une lampée de bière et le voici déjà parti. Sur son chemin, il trouve un porte-monnaie. «Je prélève les dix pour cent, et je le remets pour le prochain qui passera par là!» Et le prochain, inutile de dire que c’était lui... Plus loin, il aperçoit un étendage de lessive. Une belle lessive qui flotte au vent. Coup dur ne résiste pas. Il vole une chemise fraîchement lavée. Mais toujours correct: «J’ai laissé la mienne, la sale, à la place!» Coup dur aimait se «saper», porter beau. Troquer sa tenue de camouflage contre une veste et un chapeau à grandes ailes noires. Pour marquer un Nouvel-An, il s’était mitonné un repas royal. Rendez-vous pris avec la télévision, dans quelque obscure cabane forestière. Coup dur déguste, en grand seigneur, sous l’œil des caméras. A l’intervieweur qui lui demande, benoîtement, ce que ce bon sauvage s’est mitonné comme gibier, il répond: «C’est du chat!» Arrivé à 65 ans, Coup dur le trimardeur devait bien donner une adresse pour le versement de sa première rente AVS. Il choisit l’Hôtel de Ville de Bulle. Pour lui, ça «faisait bien», explique le patron de l’établissement. Avoir pour adresse un Hôtel de Ville... Parce que, se justifiait Coup dur, «c’est la première fois que je reçois un mandat postal. Jusqu’à présent, je n’ai reçu que des mandats d’arrêts»
!

Irremplaçable
Tant de zigzags sur le trimard finirent par user ses forces. Dans les dernières années de sa vie, Coup dur prit une chambre à l’auberge du Guillaume-Tell, à Villaz-Saint-Pierre. Sans perdre son humour. Il disait, avec une fierté teintée de mélancolie: «J’ai toujours dormi avec des toiles d’araignée aux fenêtres. Maintenant, j’ai des vrais rideaux!» C’est à l’hôpital de Billens qu’il rend le dernier soupir, à 81 ans bien tassés. Comme pour amplifier la légende, il meurt le même jour que Leonid Brejnev, le mercredi 10 novembre 1982. Dans les colonnes de ce journal, le chroniqueur qui fait un parallèle entre ces deux décès conclut, fort à propos: «Pour finir, il faut dire qu’il y a quand même une différence entre notre «Coup dur» et Leonid Brejnev. Le Russe a été facilement et rapidement remplacé. Tandis que des Charles Bulliard, on peut toujours les chercher, jusqu’au fin fond de toutes les Russies.»

Pêche à la trouble
Pour le gagne-pain, chacun ses trucs, chez les trimardeurs. Pour Coup dur, qui se «louait» à la saison des foins ou qui vendait des pommes d’ail, chaîne à l’épaule, le vrai job, c’était la pêche. Aux truites, aux grenouilles, aux écrevisses. «C’est les dernières belles écrevisses qu’on a pu acheter», dit aujourd’hui un restaurateur. On raconte que Coup dur s’enduisait le corps d’huile, en plein février, pour aller pêcher en «faisant corps» avec le ruisseau. Il utilisait une trouble, une grande nasse qui se terminait en entonnoir. S’aidant d’un bâton, il raclait le fond du ruisseau pour éliminer les pierres gênantes, pour que sa nasse épouse le fond. Et hop! Les truites étaient prises au piège. Ces troubles, il les confectionnait de ses mains. Avec de la ficelle qui risquait à la longue de pourrir. Un pêcheur confirme qu’il fournissait à Coup dur de la fi- celle non pourrissable, acquise chez Manufrance, à Saint-Etienne. Avec ce matériau new-look, Coup dur tressait les mailles à la navette. Il «aguillait» ce filet sur une branche de noisetier en forme de Y, une autre branche en arceau, et son piège était prêt. Mais sans frasques, pas de légende! Coup dur allait braconner dans des ruisseaux privés, pour aller revendre les poissons... à leur propriétaire. Et puis, encore une de ses formules flambantes, il lançait à qui voulait l’entendre: «Les ruisseaux à l’Etat, les truites pour moi! Heu Hum!»

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Pierre Gremaud / 15 mai 2001